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ALCIBIADE

Socrate. — Écoute : si tu te proposais de gouverner une trière prête à combattre, te suffirait-il d’être le plus habile pilote de l’équipage ? Quoi ! au lieu de te contenter de cette supériorité indispensable, ne te comparerais-tu pas à tes vrais adversaires, et non, comme tu le fais maintenant, à tes auxiliaires ? À ceux-ci, vois-tu, tu dois être tellement supérieur qu’ils ne puissent même pas rivaliser avec toi ; traités en inférieurs, e il faut qu’ils te prêtent leur concours contre les ennemis, si tu prétends faire une politique vraiment belle, digne de toi et de la ville.

Alcibiade. — C’est tout à fait ma pensée.

Socrate. — Eh bien, alors, la réaliserais-tu si tu te contentais d’être supérieur à nos simples soldats, si tu n’avais devant les yeux les chefs des peuples rivaux pour t’efforcer de valoir mieux qu’eux, en les étudiant, en t’exerçant à les surpasser ?

Alcibiade. — Quels sont-ils donc, Socrate, 120 ces rivaux que tu as en vue ?

Socrate. — Ne sais-tu pas que notre ville est sans cesse en guerre avec les Lacédémoniens et le Grand roi ?

Alcibiade. — Tu as raison.

Socrate. — Par conséquent, si tu as en tête d’être le chef de notre peuple, il faut te dire que la rivalité sera entre toi et les rois des Lacédémoniens ou celui des Perses ; voilà ce qui doit être.

Alcibiade. — Tu pourrais bien avoir raison.

Socrate. — Eh bien non, mon ami, non ! c’est Midias, l’homme qui élève des cailles[1], qu’il te faut étudier b et, avec lui, les autres de cette espèce, qui se jettent dans la politique, ayant encore dans l’âme, comme diraient les femmes, « la tonsure des esclaves », tout incultes, tout empreints de leurs tares originelles ; gens qui nous sont venus, sans savoir même parler grec, pour aduler le peuple et non pour le gouverner. Oui, attache ton regard sur eux, et demeure dans ta né-

  1. Les jeunes Athéniens élevaient des cailles pour les faire servir à un de leurs jeux favoris qui consistait à les abattre, sans doute à coups de pierres. Midias, personnage assez mal famé, était grand amateur de ce jeu. Aristophane, dans une comédie perdue, l’appelait par moquerie « l’abatteur de cailles ».