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fut assurée par la possession d’un fonds de terre. L’institution se répandit très rapidement, par tout le royaume. Les immenses domaines de l’aristocratie permettaient à chacun de ses membres de se constituer une troupe de cavaliers, et ils n’y manquèrent pas. Le nom primitif de bénéfice disparut un peu plus tard devant celui de fief. Mais l’organisation féodale elle-même, en tous ses traits essentiels, se trouve dans les mesures prises par Charles Martel. Ce fut la plus grande réforme militaire que l’Europe ait connue avant l’apparition des armées permanentes. Elle devait d’ailleurs exercer plus encore que celle-ci, comme on le verra plus loin, une répercussion profonde sur la société et sur l’État. Dans son fond, elle n’était qu’une adaptation de l’armée à une époque où le grand domaine dominait toute la vie économique et elle eût pour conséquence de donner à l’aristocratie foncière la puissance militaire avec la puissance politique. La vieille armée des hommes libres ne disparut pas, mais elle ne constitua plus qu’une réserve à laquelle on recourut de moins en moins.

La royauté laissa s’accomplir cette transformation qui plaçait l’armée en dehors d’elle et ne lui laissait plus que la vaine apparence du pouvoir. Depuis lors, les rois s’effacent si complètement dans l’ombre de leur puissant maire du palais qu’on les distingue à peine les uns des autres, et que les érudits discutent sur leurs noms. Eginhard répond sans doute bien exactement aux sentiments que l’on éprouvait à leur égard dans l’entourage des Carolingiens, quand il s’amuse à les caricaturer sous les traits de monarques stupides et rustiques portant, comme les paysans de leurs derniers domaines, la barbe inculte et les vêtements négligés, et se faisant voiturer comme eux dans un simple char à bœufs. Il n’est pas jusqu’à leurs longs cheveux, ancien symbole germanique du pouvoir royal, dont il se moque sans pitié, ni respect[1].

III. — La royauté nouvelle

Le service rendu par Charles Martel à la chrétienté sous les murs de Poitiers n’a pas empêché l’Église de lui conserver un souvenir peu sympathique. Elle lui a gardé rancune de ses sécularisations. Elle n’a pas oublié non plus qu’il a refusé de venir au

  1. Il est amusant de constater que des érudits ont pris cela au sérieux.