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sortit. Les barons qui l’imposèrent au roi n’oublièrent pas leurs alliés et ils y stipulèrent non seulement pour eux, mais pour le clergé et les bourgeois. A première vue, rien ne paraît plus incohérent que cette charte où s’accumulent, sans ordre et au hasard, la confirmation d’usages féodaux, de franchises cléricales, de libertés urbaines. Et c’est en cela justement que réside sa force et sa nouveauté. Car en arrachant pêle-mêle au roi tant de droits différents, en confondant dans un même texte les revendications de toutes les classes, elle établit entre elles une solidarité qui ne disparaîtra plus et qui, seule, a rendu possible le développement de la constitution anglaise. La noblesse, le clergé et la bourgeoisie n’y sont pas, comme sur le continent, des corporations isolées agissant chacune pour soi et ne poursuivant que leur avantage. Le péril commun, l’oppression commune, a ici rapproché et réuni en un faisceau solide des intérêts qui sans doute s’opposent en bien des points les uns aux autres, mais que la force de leur adversaire oblige à s’entendre et à s’accouder. Ailleurs, les rois ne se trouveront que devant des « États » différents avec lesquels ils délibèrent et s’arrangent à part. En Angleterre, la couronne a directement affaire à la nation et traite avec le pays.

Et ceci encore est remarquable que les barons de 1214 n’aient pas cherché à démembrer le pouvoir royal. L’État monarchique fondé par la conquête subsiste intact. Les vainqueurs ne songent pas à le dépecer et à lui arracher, pour les exercer à sa place, les droits de souveraineté. Ce qu’ils veulent, et ce qu’ils obtiennent, ce n’est pas tant une limitation de ces droits que la garantie de concourir à leur exercice quand il s’agira, pour le bien du royaume, de frapper la fortune des sujets du roi. Le principe du vote de l’impôt par la nation constitue le fonds essentiel de la Grande Charte, et c’est à ce titre qu’elle est la base du premier gouvernement libre que l’Europe ait connu. Ce principe ne fut d’ailleurs définitivement reconnu que sous Édouard Ier, après la bataille de Falkirk (contre l’Écosse) en 1298.

Jean sans Terre comprit bien tout ce qu’elle lui imposait et, a peine l’avait-il jurée, qu’il rompit son serment et s’en fit délier par Innocent IX. Les barons reprirent les armes et Philippe Auguste s’empressa d’envoyer son fils Louis combattre avec eux. La lutte dura jusqu’à la mort du roi en 1216. Son fils Henri III, en montant sur le trône, ratifia la Charte pour avoir la paix. Elle ne devait plus disparaître du droit public de l’Angleterre.