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libérales, infatuée de son importance, imbue d’une idéologie révolutionnaire, empressée d’inaugurer une constitution toute neuve et pour ainsi dire d’en faire l’essai. La monarchie telle qu’elle la comprenait, c’était une « monarchie républicaine », dans laquelle la couronne ne devait être qu’un ornement et non pas un pouvoir. Si l’on ajoute à cela que le prince appelé à jouer un rôle si sacrifié était, en sa qualité d’étranger, dépourvu de tout prestige historique, que son éducation et ses allures anglaises choquaient les francophiles, que son luthéranisme l’isolait au sein d’une nation catholique, on admire davantage le miracle de tact et d’habileté qu’il eut à réaliser pour transformer sa royauté nominale en royauté effective.

La moindre hâte eût tout compromis. Parmi ces Belges qui avaient abominé le gouvernement personnel de Guillaume Ier, le seul moyen de faire accepter l’autorité était de l’insinuer peu à peu dans un régime qui avait cherché à l’exclure. Pour cela il fallait accepter loyalement ce régime, sans ruser avec lui, et, sans en violer les principes, l’assouplir par l’usage et la pratique. Les institutions se réalisent par leur fonctionnement, et ce fut l’art suprême de Léopold que de l’avoir compris. Une constitution ne peut tout prévoir ; la complexité de la vie ne se laisse pas emprisonner dans un texte. Si parcimonieusement que le Congrès eût mesuré les attributions de la couronne, il ne lui en avait pas moins laissé le pouvoir exécutif, c’est-à-dire précisément cette partie du pouvoir dont l’efficacité dépend avant tout de l’homme qui la possède. Un roi soliveau comme un roi autoritaire eussent tout gâté ; avec l’un, la constitution eût tourné à l’anarchie, avec l’autre, elle eût conduit à la révolution. Ce fut le bienfait de Léopold que de l’avoir adaptée aux nécessités d’un gouvernement stable. L’attitude qu’il prit dès le début était la seule possible. Avec une adresse consommée et une patience inlassable, il sut, en s’effaçant en apparence, prendre une influence croissante. Il gouverna d’accord avec l’opinion comme un navire bien conduit gouverne avec le vent, c’est-à-dire en se laissant pousser par lui sans s’y abandonner. Son irresponsabilité constitutionnelle, en dérobant son action au public, lui permit de l’exercer davantage dans le