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sont un danger permanent. Ajoutez à cela tous les abus provenant des amendes, des fraudes sur le salaire et de la rapacité des contre-maîtres, qui forcent les ouvriers, sous peine de renvoi, de se fournir aux boutiques ou de fréquenter les cabarets que leurs femmes tiennent aux environs des usines. Les bureaux de bienfaisance, les hôpitaux, la charité privée ne suffisent pas à combattre des misères trop nombreuses pour les ressources dont ils disposent. Le suprême refuge est le mont-de-piété.

Plus encore qu’il n’est abandonné, le prolétariat s’abandonne lui-même. Il n’a ni la possibilité ni l’idée de se révolter contre le sort trop lourd qui l’oppresse. Si çà et là une grève éclate, son insuccès, en l’absence de toute organisation et de toute caisse de résistance, est certain d’avance. Ce qui domine parmi ces êtres incultes et débiles, c’est une morne acceptation de l’inévitable. Un ingénieur admire « le caractère paisible et la résignation de l’ouvrier mineur, surtout au Borinage où il est souvent privé de travail durant des mois par l’interruption de la navigation »[1].

La piété rend cette résignation plus facile par les espoirs qu’elle entretient. À Gand, en 1846, des ouvriers se cotisent pour faire célébrer une messe en l’honneur de la Sainte Vierge afin qu’elle mette un terme aux trop nombreux accidents dont ils sont victimes dans la fabrique qui les emploie[2]. Pourtant la vague conscience d’une déchéance imméritée aigrit les cœurs de ces pauvres gens : « la grande misère les abrutit et leur fait prendre la société en haine ; ils finissent par considérer leurs maîtres comme des tyrans et ils se persuadent bien vite que la possession est une injustice à laquelle ils attribuent leurs souffrances et leurs privations »[3]. À tout le moins sont-ils méfiants et ombrageux « parce qu’ils ont je ne sais quel sentiment intérieur qui leur retrace leur position comme humiliante »[4]. Et en présence de tout cela, le Dr Fossion se demande « quand on arrive à des résultats aussi affligeants,

  1. Enquête, t. II, p. 229.
  2. Voy. plus haut, p. 57.
  3. Enquête, t. II, p. 69.
  4. Ibid., t. III, p. 37.