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LA CONSTITUTION BELGE

ver[1]. La question sociale ne se posait pas encore et l’esprit de classe n’était pas né ; on ne voyait que la question politique. Pour affranchir le peuple, on était convaincu qu’il suffisait de lui donner la liberté.

Cette liberté, on ne la lui donne pas seulement, on la lui prodigue. Si tous les pouvoirs émanent de la nation, leur exercice doit être limité par les droits du citoyen. L’individualisme libéral qui imprègne la constitution ne recule devant aucune conséquence. Son idéal est de réduire au minimum la contrainte gouvernementale et la contrainte sociale. La communauté est souveraine, mais chacun de ses membres étant également souverain dans la sphère propre de ses intérêts, sa souveraineté particulière doit être respectée par la souveraineté collective. La liberté individuelle doit donc n’avoir d’autres bornes que la liberté d’autrui. Elle ne peut être ni restreinte, ni même surveillée. Seuls les tribunaux sont compétents pour réprimer ses abus. Aussi les bornes dont l’ont entourée les gouvernements de toutes les époques et de tous les régimes sont-elles abolies si complètement que la constitution belge, comparée à celles qui l’ont précédée, semble, par l’outrance de son libéralisme, aboutir à l’anarchie. Le pouvoir de l’État y est réduit à la portion congrue. Par crainte du despotisme, on l’énerve ; par réaction contre l’absolutisme éclairé de Guillaume et par principe libéral, on n’a foi que dans la liberté. Sur ce point, catholiques et non-catholiques pensent de même. Leur confiance dans la liberté est aussi robuste que celle de Rousseau dans la bonté native de l’homme. Contraindre l’individu, c’est le diminuer et en même temps l’avilir. La liberté est aussi salutaire dans l’ordre moral que le libre échange dans

  1. De Potter, lui-même était d’ailleurs partisan du suffrage restreint. Voy. Souvenirs personnels, t. I, p. 154. Il est intéressant de remarquer que Condorcet, dont la pensée a tant agi sur les démocrates au début du XIXe siècle, se défiait aussi du suffrage universel. Il se flattait de parer à ses inconvénients par l’élection à deux degrés. Voy. H. Sée, L’évolution de la pensée politique en France au XVIIIe siècle, p. 288 et suiv. (Paris, 1925). Au contraire, les constituants de 1830, par crainte de la pression gouvernementale à laquelle se prête l’élection à deux degrés, considéraient l’élection directe comme indispensable il l’établissement de la liberté.