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CHAPITRE IV.

sent de leur science, surtout de l’air qu’on respirait à la cour des Ptoléméen. Ils trouvent Homère trop naïf, et ils semblent avoir à cœur de le dépouiller de son antique caractère. Ils contestent l’authenticité des vers où Achille traite Agamemnon d’ivrogne aux yeux de chien et au cœur de cerf. Ils ne comprennent pas que Thétis parle à son fils des douceurs de l’amour, ni qu’Andromaque, dans son inquiète sollicitude pour la vie d’Hector, montre au guerrier l’endroit du mur que l’ennemi pourra forcer, et lui enseigne la place où il faut disposer les soldats. On ferait un livre de leurs aberrations critiques.

En réalité, il n’y a pas, dans le texte d’Homère, tel que nous le possédons, tel qu’il l’ont établi eux-mêmes, cent vers réellement suspects aux yeux d’une raison libre de préjugés ; et ce, sont précisément les passages les plus homériques, si j’ose ainsi parler, les mieux imprégnés du parfum des vieux âges, que les Alexandrins ont choisis de préférence pour fulminer contre eux la sentence de bâtardise et d’interpolation.

Les inadvertances qu’on a relevées dans l’Iliade et dans l’Odyssée sont presque toutes de cet ordre de faiblesses qui tiennent étroitement à l’infirmité humaine. Elles s’expliquent par le sommeil de l’attention qui s’empare souvent des plus vigoureux esprits dans le cours d’un long ouvrage. Il y en a de non moins graves dans l’Énéide même. On dira que c’est un poëme inachevé, et que l’auteur les eût fait disparaître. Mais, si Montesquieu a pu, dans l’Esprit des Lois, mettre impunément Christophe Colomb en face de François Ier ; si Cervantès a pu, non moins impunément, nous montrer Sancho monté sur son âne, que lui a volé Ginès de Passamont, et qu’il n’a pas encore retrouvé, il n’y a rien de bien étrange à voir Homère ressusciter, sans le vouloir, tel obscur guerrier mort autrefois, et qu’il a endormi, en compagnie de tant d’autres, de l’éternel sommeil d’airain.