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CHAPITRE IV.

aussi me consumé-je dans les pleurs[1]. » Hector est bon aussi et affectueux pour elle ; mais c’est devant lui surtout qu’elle laisse éloquemment éclater sa confusion et sa honte : « Mon beau-frère, s’écrie-t-elle, je suis une infâme, l’auteur de mille maux, une femme horrible. Plût aux dieux qu’en ce jour où ma mère me mit au monde, un ouragan destructeur m’eût emportée sur une montagne ou dans les flots de la mer retentissante ! les flots m’y auraient engloutie avant que ces malheurs arrivassent. Mais puisque les dieux avaient résolu de telles calamités, j’aurais dû au moins être la compagne d’un homme plus brave, et qui fût sensible à l’indignation et aux reproches répétés des autres. Ah ! cet homme a une âme sans consistance et n’aura jamais de courage : aussi jouira-t-il, je le crois, du fruit de sa faiblesse. Mais allons, entre, mon beau-frère, et assieds-toi sur ce siège ; car la fatigue accable tes esprits, grâce à moi, à mon infamie et au crime d’Alexandre. Jupiter nous a imposé à tous deux une funeste destinée, afin que la postérité même nous prenne pour sujet de ses chants[2]. » L’énergique et intraduisible naïveté de l’expression relève encore la délicatesse du sentiment, la noblesse de la pensée. Un tel repentir appelle le pardon et l’oubli. Quand Vénus aura lâché sa proie, quand Ménélas aura pardonné, le calme et la paix rentreront dans cette âme torturée. Hélène redeviendra ce que nous la trouvons dans l’Odyssée, une femme douce et modeste, attachée à ses devoirs, et digne, même après sa faute, d’avoir retrouvé la tendresse de son premier époux.

Et Pénélope, le type de l’amour fidèle et de la vertu ! et Andromaque, l’épouse non moins dévouée et plus touchante encore ! et Nausicaa, l’aimable fille d’Alcinoüs ! et Calypso, et Circé, plus femmes encore que déesses ! Que de grâce ! que de beauté ! que de charmes ! Oui, Homère a dérobé à Vénus la merveilleuse ceinture. Les ressources de l’art humain n’atteignent pas à ces ravissantes créations ; nulle part du moins on ne voit resplendir plus manifeste, plus pur de tout

  1. Iliade, chant III, vers 172 et suivants.
  2. Ibid., chant VI, vers 344 et suivants.