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LUCIEN.

le livre intitulé Lucius ou l’Âne ne serait que la réunion en un même ensemble de tous ces plagiats. On trouve d’ailleurs chez tous deux mêmes inventions merveilleuses, mêmes turpitudes, avec cette seule différence que Lucien, dans cet ouvrage comme dans tous les autres qu’il a composés, n’a d’autre but que de jouer ou de bafouer les superstitions de la Grèce. Lucius, au contraire, parle sérieusement : il croit aux transformations d’homme en bête et réciproquement, et à tout ce radotage de vieilles fables qu’il a racontées et cousues dans son livre. »

Il est évident que Lucien a écrit son roman après Lucius, et pour se moquer de Lucius et de ses pareils. Supposez Lucien antérieur à Lucius, et vous ne comprendrez pas comment il a pu faire de Lucius le héros de son roman, l’affubler de la peau d’âne, le mettre dans des situations analogues à celles où Lucius lui-même devait mettre plus tard ses propres héros. La parodie n’a pu venir qu’à la suite des histoires sérieusement absurdes dont parle Photius. Aussi bien Lucien a-t-il su faire un admirable mélange des deux éléments qui composent le livre. La satire ne nuit jamais au récit, ni le récit à la satire. Son roman est un piquant tableau des joies et des misères de la vie, telle qu’elle était en ce temps-là ; et, sauf quelques traits licencieux, qu’il eût pu retrancher sans aucun dommage, même pour sa réputation d’homme d’esprit, c’est un conte très-bien fait, vivement et gaiement conté, et où la vérité s’accouple sans effort au fantastique et à l’invraisemblable. Cet âne qui a été un homme, et qui redevient un homme, nous intéresse autant, par ses aventures, qu’eût pu faire le plus brillant des héros. C’est que, sous cette forme grossière, sous ce poil rude et négligé, on sent encore un homme ; c’est qu’il y a, dans ces entrailles d’animal, un cœur d’homme, que glace la crainte ou que ranime l’espérance, et qui passe tour à tour, comme le nôtre, par les sentiments les plus divers.