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CHAPITRE XLV.

s’était relâché le lien religieux, et combien peu les gouvernants eux-mêmes se souciaient non-seulement de l’orthodoxie païenne, mais même du respect dû à des choses si longtemps sacrées. Voici comment Timon le misanthrope s’adresse à Jupiter, au dieu très-bon et très-grand, au maître des dieux et des hommes, dans un des dialogues de Lucien : « Ô Jupiter ! protecteur de l’amitié et de l’hospitalité, toi qui présides aux sociétés et aux festins, qui lances des éclairs et reçois nos serments, assembleur des nuages, agitateur du bruyant tonnerre ; toi enfin que les poëtes, dans leur enthousiasme, appellent de tant d’autres noms, surtout quand ils sont embarrassés par le mètre, car alors tu prends à leur gré des noms de toute sorte, tu soutiens la chute du vers, et tu remplis les lacunes du rhythme : où sont maintenant et tes retentissants éclairs, et ton tonnerre aux terribles hurlements, et ta foudre enflammée, étincelante, épouvantable ? Ah ! ce ne sont depuis longtemps que sottises écloses du cerveau des poëtes, et dont il ne reste qu’un cliquetis de mots. Cette foudre tant célébrée, qui atteignait de si loin, et dont tes mains étaient toujours armées, elle s’est, je ne sais comment, éteinte tout à fait, et refroidie au point de ne conserver plus même une étincelle de colère pour punir les méchants. Oui, un homme méditant le parjure craindrait plutôt le lumignon d’une lampe mal éteinte la veille, que la flamme de cette foudre qui dompte l’univers. Il leur semble que tu ne lances qu’un vieux tison, dont ils n’ont à redouter ni le feu ni la fumée, et qui ne saurait leur faire d’autre mal que de les couvrir de suie[1]. » Aristophane, que Lucien imite si souvent, et les autres comiques anciens, avaient plus d’une fois livré aux risées populaires certaines légendes, ridicules en effet, ou certains dieux que le peuple lui-même ne respectait guère ; mais ce que Lucien prend ici pour l’objet de ses sarcasmes, sous le nom de Jupiter, c’est l’idée même de la Divinité, c’est la notion même de la Providence. Durant ce siècle étrange, à côté des chrétiens, qui portaient en eux les destinées du monde ; à côté des stoïciens, qui étaient

  1. Lucien, Timon, chapitre i.