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CHAPITRE XLIV.

cœur est touché, l’âme agrandie, l’esprit élevé. » Marc-Aurèle est peut-être le plus grand des moralistes ; ce n’est pas, tant s’en faut, un parfait écrivain. Arrien soignait son style ; Marc-Aurèle jette rapidement des notes, sans s’inquiéter d’autrui. D’ailleurs il lui eût été impossible peut-être, à lui Romain, de ne pas laisser dans son grec des choses plus ou moins contestables. Ce qui est trop certain, c’est que Marc-Aurèle n’est pas, comme Arrien, un atticiste. Il n’a rien de commun, pour la langue, ni avec Xénophon, ni encore moins avec Platon, ni même avec aucun auteur classique. Il est presque à demi barbare. Souvent, au lieu d’exprimer explicitement sa pensée, il se borne à des formules de son invention, à des mots de rappel qui lui suffisaient pour s’entendre avec lui-même, et qui ne nous offrent à nous que des énigmes à déchiffrer. Le néologisme de l’auguste écrivain s’inquiète assez peu des prescriptions de l’analogie, et ses constructions insolites déroutent à chaque instant toutes les prévisions grammaticales. Mais de combien de beautés sublimes n’étincelle pas ce style, ou plutôt cette pensée, malgré la bizarre irrégularité de la forme et les âpretés de la diction ! J’en pourrais citer de nombreux et frappants exemples. Je me bornerai à un seul ; c’est le passage où Marc-Aurèle résume en quelques mots les principes fondamentaux de sa doctrine : « Tout ce qui t’accommode, ô monde ! m’accommode moi-même. Rien n’est pour moi prématuré ou tardif, qui est de saison pour toi. Tout ce que m’apportent les heures est pour moi un fruit savoureux, ô nature ! Tout vient de toi ; tout est dans toi ; tout rentre dans toi. Un personnage dit : Ô bien-aimée cité de Cécrops ! Mais toi (Marc-Aurèle), ne peux-tu pas dire : Ô bien-aimée cité de Jupiter ! »

M. C. Martha, qui a écrit sur Marc-Aurèle des pages si émues, dit admirablement dans quel esprit nous devons nous mettre pour bien comprendre ce qu’il appelle l’examen de conscience d’un empereur romain : « Si l’on veut pénétrer dans ce livre si simple, il faut le lire avec simplicité, écarter les discussions philosophiques, ne pas regarder au système qu’il renferme. On fait tort à Marc-Aurèle, quand on rajuste en corps de doctrine ces pensées