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CHAPITRE XLIV.

avaient prétendu construire l’édifice de leur système. On trouve, dans Épictète et dans Marc-Aurèle, des preuves assez multipliées d’une sorte d’indifférence au sujet d’une foule de problèmes plus ou moins importants, agités autrefois dans le Portique par Zénon, par Chrysippe, par tous les philosophes dont ils se glorifiaient pourtant de suivre la trace morale. Ils ont fait bon marché surtout de ces arguties où se complaisait la logique stoïcienne. Le stoïcisme, chez eux, est réduit à ses véritables proportions : ils en ont émondé, d’une main ferme et courageuse, toutes les superfétations parasites. D’accord avec leurs maîtres sur les points vraiment essentiels, ils ont porté dans tout le reste une grande liberté d’esprit et la féconde vertu de l’indépendance. D’ailleurs le stoïcisme, au deuxième siècle de notre ère, ne pouvait plus parler le langage qui avait suffi jadis aux contemporains de Pyrrhus. Le temps avait marché, et transformé, par son action insensible, les dispositions et la volonté des hommes. Il y avait, dans toutes les âmes, comme une source d’amour qui ne demandait qu’à s’épancher. L’idée de la fraternité humaine germait sourdement au fond des cœurs. Il suffit d’ouvrir au hasard les livres d’Épictète et de Marc-Aurèle, pour reconnaître la trace lumineuse de l’immense progrès moral accompli depuis trois siècles. Cette humilité, ce renoncement à soi-même, dont Épictète proclame sans cesse l’efficace vertu ; cette tendresse expansive, cet amour du prochain, ce dévouement au bonheur des hommes, qui furent à la fois toute la vie et toute la philosophie de Marc-Aurèle, semblent d’un autre monde, pour ainsi dire, si on les compare aux méditations de Zénon et de Chrysippe sur ce qui fait la force et la dignité de l’âme, sur les rapports de l’homme avec ses semblables. Les maîtres du Portique niaient la douleur et proscrivaient la pitié ; ils mettaient presque au rang des crimes les faiblesses de l’âme et les émotions les plus douces et les plus naturelles. La nature a repris ses droits, et dans le stoïcisme même, par Épictète et Marc-Aurèle. Il n’y a chez eux rien d’utopique : l’un a dicté des leçons qui sont devenues, par le changement de quelques mots, la règle de saint Nil et des solitaires du mont Sinaï ; et l’autre a fait, en se