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CHAPITRE XXXVIII.

discours est tout le poëme. C’est une prophétie sur la ruine de Troie. Mais, si les Troyens n’en ont entendu que de pareilles de la bouche de Cassandre, il ne faut point s’étonner qu’ils se soient peu souciés de comprendre et de croire. Lycophron semble avoir pris à tâche d’être complètement inintelligible, non-seulement pour le vulgaire, mais pour tous ceux qui ne connaissaient pas à fond les traditions mythologiques, les généalogies des héros, la géographie des temps antéhistoriques ; pour tous ceux enfin qui n’avaient pas présentes à la mémoire les inventions des poëtes les moins lus : appellations extraordinaires de lieux ou de personnes, épithètes une seule fois employées, mots sans analogues dans la langue, tours insolites, formes grammaticales étranges, archaïsmes de toute sorte, et bien d’autres choses encore. Il n’y a presque pas une phrase, dans l’Alexandra, qui ne contienne plusieurs énigmes, et cent fois plus obscures que celles du Sphinx ; et, sans les commentaires anciens, compilés au moyen âge par un certain Tzetzès, il est douteux que jamais aucun moderne eût réussi à faire ce que faisait à dix-sept ans Joseph Scaliger, et ce qu’ont fait depuis, à ce qu’on dit, certains Anglais excentriques : à lire Lycophron. J’ai lu les dix premiers vers, grâce à Tzetzès ; et j’en ai eu plus qu’assez. Mais il est probable que les savants archéologues du Musée étaient des Œdipes en état de deviner du premier coup, et qui se pâmaient d’aise à chaque logogriphe, contents à la fois et de leur esprit et de celui de l’auteur ; car Lycophron en avait. Quant à l’érudition, nul n’était en état de lui rien remontrer, parmi les familiers de Ptolémée Philadelphe. Mais quel outrage au bon sens et au bon goût ! quelle aberration mentale ! Ce savant homme a inventé l’anagramme : certes, cette gloire était digne de lui.

Ceci a été écrit et imprimé en 1850, c’est-à-dire trois ans avant que M. Dehèque publiât son travail sur l’Alexandra. J’étais resté des semaines et des mois en face de l’in-folio de Potter, sans me sentir le courage de pénétrer plus loin que l’entrée, dans ce que Stace appelle le dédale du noir Lycophron. M. Dehèque nous a mis en main le fil d’Ariane ; et il suffit aujourd’hui au lecteur français de quelques heures