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CHAPITRE XXX.

phétie du christianisme. C’est le portrait idéal du méchant et de l’homme de bien :

« Il faut d’abord que l’homme injuste se conduise comme font les artistes habiles. Ainsi un bon pilote, un bon médecin, voit clairement jusqu’où son art peut aller, ce qui est possible ou impossible : il tente l’un, il abandonne l’autre ; puis, s’il a fait par hasard quelque faute, il sait adroitement la réparer. Il faut de même que l’homme injuste conduise ses injustices avec assez d’adresse pour n’être pas découvert, puisqu’il doit être injuste par excellence ; et celui qui se laisse surprendre en défaut doit passer pour malhabile. Car l’injustice suprême, c’est de paraître juste sans l’être. Donnons donc à l’homme parfaitement injuste l’injustice parfaite. Ne lui ôtons rien de ses ressources. Permettons-lui, tout en commettant les plus grands crimes, de se faire la réputation du plus juste des hommes. S’il vient par hasard à broncher, qu’il sache se relever aussitôt. Qu’il soit assez éloquent pour persuader son innocence à ses juges, si jamais on l’accuse de quelqu’un de ces crimes ; assez courageux, assez puissant par lui-même, par les amis qu’il s’est faits, par la richesse qu’il a acquise, pour emporter de force ce qu’il ne pourra obtenir que par la force.

« En présence de cet homme ainsi doué, plaçons, par le discours, l’homme juste, c’est-à-dire un homme simple, généreux, et qui veut, selon l’expression d’Eschyle, non point paraître vertueux mais l’être. Il faut donc lui ravir la réputation d’honnête homme. Car, s’il passe pour tel, ce renom lui vaudra honneurs et récompenses ; et l’on ne distinguera plus s’il est vertueux par amour de la justice même, ou seulement des honneurs et des biens qu’il en tire. En un mot, dépouillons-le de tout hormis de la justice, et faisons-en l’opposé complet de notre méchant. Que, sans commettre d’injustice, il passe pour le plus scélérat des hommes, afin que sa vertu soit mise à l’épreuve. Que rien ne le fasse fléchir, ni l’infamie, ni les mauvais traitements ; mais qu’il demeure inébranlable jusqu’à la mort, ayant toute sa vie le renom d’homme injuste, et juste pourtant. Voilà donc deux hommes parvenus au degré suprême, l’un de la justice, l’autre de l’injustice :