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LA POÉSIE GRECQUE AVANT HOMÈRE.

Ulysse : « Les immortels inspireront aux habitants de la terre un chant gracieux en l’honneur de la sage Pénélope. Elle n’a point comploté, comme la fille de Tyndare, d’odieux forfaits. Clytemnestre a tué son époux, le compagnon de ses jeunes années ; mais elle sera, parmi les hommes, un sujet de chants plein d’horreur ; et la honte de sa renommée rejaillira sur toutes femmes, même sur la femme vertueuse[1] ». N’est-ce point là un assez clair témoignage ? Et le passage où Hélène dit que la postérité prendra pour sujet de ses chants les fautes que Pâris et elle ont commises, poussés par un mauvais destin[2] ; et cet autre passage, où Télémaque donne son approbation à la vengeance d’Oreste : « O Nestor, fils de Nélée, brillante gloire des Achéens ! il a bien fait de punir le meurtrier. Les Achéens répandront au loin sa gloire, et leurs chants la transmettront à la postérité[3]. » Qu’est-ce enfin que l’épithète un peu extraordinaire par laquelle Homère caractérise le navire des Argonautes, Argo à qui tous s’intéressent[4] sinon une allusion aux chants des aèdes sur la conquête de la Toison d’or ?

Je n’épuise pas ces considérations. Je laisse tout ce qui sortirait des limites du certain, ou au moins du probable. Il me suffit d’avoir montré que l’Iliade et l’Odyssée avaient eu des antécédents, et comme d’humbles prototypes, dans les poétiques inspirations des aèdes. Ainsi, non-seulement les traditions religieuses avaient été fixées quand Homère a paru ; non-seulement le mètre épique était inventé, et la langue assouplie et façonnée par un long usage à tous les besoins de la muse : l’art épique existait, sinon l’épopée. Homère n’a pas fait comme Dieu : il n’a pas créé de rien ; mais tout s’est transformé sous sa main puissante. A des éléments confus, disparates, incohérents, legs des anciens âges, il a imprimé l’ordre et l’unité ; il les a revêtus de la beauté, de la vie et de la durée immortelles. Ne nous étonnons donc plus de l’oubli profond où s’anéantirent, à son apparition, les aèdes

  1. Odyssée, chant XXIV, vers 466 et suivants.
  2. Iliade, chant VI, vers 357, 358
  3. Odyssée, chant III, vers 202 et suivants.
  4. Ibid., chant XII, vers 70.