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SOPHISTES.

même, la mesure de toutes choses. Il niait toute distinction entre la vérité et l’erreur, et il réduisait la réalité à l’opinion présente du sujet pensant. Les disciples enchérissaient à qui mieux mieux sur les assertions des maîtres, et prêchaient plus ou moins ouvertement l’athéisme, le nihilisme, surtout les satisfactions sensuelles. Le succès des sophistes tenait à leur impudence bien plus qu’à leurs talents. Un homme qui ne croit à rien, qui n’a respect de rien, ne saurait être à court de raisons bonnes ou mauvaises ; et toute la rhétorique des sophistes consistait à emporter, coûte que coûte, l’assentiment des auditeurs. Ils avaient toute sorte d’arguments captieux en réserve, toute sorte d’artifices dialectiques avec lesquels ils déconcertaient leurs adversaires et changeaient du blanc au noir l’aspect d’une cause. Leur style valait leur morale et leur système oratoire. Nous possédons une page authentique écrite de la main de Gorgias, qui est bien la plus sotte et la plus ridicule chose qu’il soit possible d’imaginer. C’est un fragment d’oraison funèbre en l’honneur de guerriers morts en combattant pour leur pays ; c’est le reste de quelque discours d’apparat, par lequel Gorgias espérait sans doute effacer le souvenir de ces adieux adressés, dans un simple et sublime langage, par des généraux vainqueurs, par un Périclès ou un Cimon, aux braves qu’ils avaient vus tomber à leur côtés. Gorgias construit ses phrases au cordeau ; les membres s’y correspondent comme les ailes d’un bâtiment régulier : ce sont des antithèse, des équations ; ce sont des combinaisons de semblables ou de contraires ; ce sont des assonances symétriques par l’identité des racines des mots ou de leurs désinences, et d’autres merveilles de ce genre à faire pâmer d’aise tous les amateurs. Il me suffira d’en citer les premières et les dernières lignes, pour faire apprécier à sa valeur celui qui fut, dit-on, le père nourricier de l’éloquence : « Que désirer en eux de ce qui convient à des hommes ? que regretter en eux qui fît tort à des hommes ? Je pourrais dire ce que je veux, mais je voudrais ne dire que ce qu’il convient… Aussi le regret de leur mort n’est pas mort avec eux il survit à ce corps mortel qui a cessé de vivre. »