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THUCYDIDE.

j’ajoute, si sublime parfois, et si profonde. Les événements racontés par l’historien n’ont pas toujours en eux-mêmes un bien vif intérêt ; le livre pourtant n’a pas vieilli d’un jour. C’est que l’homme, que Thucydide a si bien connu, et dont il a tracé la vivante et fidèle image, est encore aujourd’hui ce qu’il était au temps de Périclès et de Nicias, avec les mêmes vices peu s’en faut, avec les mêmes vertus. Le tableau de ses passions, de ses erreurs, de ses crimes, et la consolante peinture de sa magnanimité et de ses dévouements, n’ont pas perdu, ne perdront jamais, cet autre intérêt plus vif et plus intime qui saisit aux entrailles tout lecteur vraiment digne de se dire à, lui-même le mot du poëte : « Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger. »

Il paraît que Thucydide s’était formé dès sa jeunesse aux études sérieuses et à la méditation, par les entretiens et les leçons du philosophe Anaxagore. C’est à cette école qu’il puisa ce mépris de la superstition, ce profond respect pour tout ce qui est beau, pour tout ce qui est bon, pour tout ce qui est saint, ces doctrines spiritualistes enfin, qui l’ont fait taxer, lui aussi, d’impiété et d’athéisme par les sectateurs des faux dieux. Thucydide était d’ailleurs d’un caractère taciturne et un peu triste, mais non pas morose, ni surtout vindicatif. Il ne déclame point, comme Tacite, contre l’espèce humaine ; il ne trouve point son bonheur à noircir même les scélérats. Il sait rendre, même à ses ennemis, la justice qui leur est due ; et Cléon, qui avait été le principal auteur de sa disgrâce, n’est pas devenu entre ses mains quelque chose d’analogue au vil esclave, au corroyeur paphlagonien, forgé par les rancunes d’Aristophane. Thucydide ne loue pas Cléon ; mais il dit ce que Cléon a fait le bien comme le mal. C’est la pratique des hommes, c’est la vie des camps, c’est le maniement des affaires, qui achevèrent l’œuvre ébauchée par le philosophe de Clazomènes, et qui préparèrent Thucydide à sa noble mission. Les sophistes ni les rhéteurs ne furent pour rien dans cette élaboration lente et continue. Plus heureux qu’Euripide et que tant d’autres, Thucydide échappa à leurs délétères influences. Après Dieu, après Anaxagore, il ne dut rien qu’à l’expérience et à lui-même.