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EURIPIDE.

tous les sens. Il y avait, sur chaque sujet, une foule de versions différentes. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, Stésichore avait essayé, bien avant Euripide, de prouver qu’Hélène n’avait jamais mis le pied dans Troie, et de réhabiliter sa vertu. Cela ne justifie pas Euripide d’avoir fait une assez mauvaise pièce ; mais on voit qu’il était permis d’oser beaucoup, même contre les traditions les mieux consacrées. Je crois bien que la mythologie n’était pour Euripide qu’une matière poétique, et qu’il en usait assez librement avec elle, surtout parce que les vieilles légendes n’avaient ni sa foi ni même son respect. Mais, si Euripide est coupable pour s’être fait une trop haute idée de la divinité, pour en avoir conçu l’unité, la spiritualité, l’ineffable toute-puissance, nous devons applaudir au noble dévouement des citoyens qui ont accusé Socrate, et à l’admirable vertu des juges qui lui ont fait boire la ciguë ; nous devons nier tout progrès moral, et condamner tout ce qui nous a fait nous-mêmes ce que nous sommes.

Quant à l’idée du destin, qu’Euripide a trop affaiblie selon les mêmes critiques, je dirai d’abord que la fatalité, est loin d’être toute l’âme de la tragédie avant Euripide. Il y a quelque chose de bien plus humain qui se montre à côté d’elle, et qui sert à en corriger les effets. La fatalité fait le coupable involontaire ; mais le coupable réagit à son tour, et même victorieusement, contre la fatalité. Oreste parricide, Oedipe parricide et incestueux, rentrent en grâce avec eux-mêmes, avec la divinité et avec les hommes, par l’expiation de la souffrance, par la prière et le repentir. Euripide ne peint pas des hommes précipités directement par les dieux dans d’inévitables infortunes ; il a, selon la judicieuse expression d’un critique, déplacé la fatalité, il ne l’a pas effacée. Chez lui, les dieux envoient aux mortels d’invincibles passions ; et ces passions sont la source des maux où s’abîment le bonheur et la vertu des mortels.

On dit qu’Euripide avait été marié deux fois, et que ces deux unions n’avaient pas été fort heureuses. De là, à en croire quelques-uns, la mauvaise opinion que le poëte s’était faite de l’autre sexe, et qu’il a si souvent exprimée dans ses vers. On le caractérisait même par le surnom de misogyne,