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CHAPITRE XX.

fort sensée, et qu’il compte trop, pour exciter ou ranimer l’intérêt, sur les coups de théâtre et les péripéties imprévues. Je lui reprocherai aussi d’avoir beaucoup trop souvent éludé, et par des moyens vulgaires, les capitales difficultés de l’art. Il est par trop commode d’envoyer, au début d’une tragédie, quelque dieu ou quelque héros, qui nous dit son nom, qui nous compte pourquoi il est venu, et quel est le lieu où il nous apparaît, et ce qui s’y est déjà passé, et ce qui s’y passe maintenant, et même ce qui va s’y passer tout à l’heure ; une manière de cicérone enfin, dont le discours officieux nous introduit dans l’action de la pièce et tient à peu près lieu d’exposition. Il n’est pas moins commode, quand on ne sait comment dénouer une action, ou quand on ne s’en veut pas donner la peine, d’appeler un dieu à son aide, et de le faire descendre de la machine, pour donner aux choses une tournure satisfaisante. Horace dit avec raison que la divinité ne doit intervenir dans la tragédie que si le nœud est vraiment digne d’être dénoué par un dieu. Le Philoctète de Sophocle était peut-être présent à l’esprit d’Horace, au moment où il rédigeait cette règle de bon sens. Hercule y apparaît parce qu’il y doit apparaître, et parce que nos vœux l’y appellent. Mais plusieurs des dieux d’Euripide ne viennent que parce que le poëte a besoin d’eux. Je regrette aussi qu’Euripide semble s’être défié de son génie lyrique. Le chœur, dans ses tragédies, est réduit à des proportions trop exiguës : il figure, si j’ose dire, pour la forme ; il n’est point véritablement personnage, et il n’a guère qu’un rapport indirect avec l’action.

Il faut donc bien convenir, avec Aristote, qu’Euripide n’est pas toujours heureux dans la conduite de ses pièces, et que Sophocle avait mieux entendu que lui l’art de combiner le drame avec les chants du chœur. Mais il m’est impossible de m’associer entièrement à d’autres reproches que certains modernes lui adressent. S’il était vrai qu’Euripide eût altéré à son gré la mythologie, serait-ce bien à nous qu’il conviendrait de lui en faire un crime ? mais je crois qu’il n’avait pas même besoin d’inventer, pour donner aux vieilles traditions le caractère qu’il désirait. Des milliers de poëtes, avant lui, les avaient altérées, surchargées, maniées et remaniées dans