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SOPHOCLE.

décernées à Ulysse. Ajax, irrité de cet affront, a juré de se venger des Grecs. Mais Minerve lui enlève sa raison : ce ne sont pas ses ennemis qu’il égorge, mais de vils animaux, que la déesse lui fait prendre pour des hommes. Revenu à lui-même, le héros se sent déshonoré : il se voit devenu la fable de l’armée s’il reste devant Troie, et la honte de son vieux père s’il retourne à Salamine. Il se condamne lui-même à la mort. Sa résolution prise une fois, rien au monde ne peut plus le dissuader. Tecmesse sa captive, les guerriers salaminiens ses compagnons, n’obtiennent autre chose qu’une apparence de résignation. Ajax, après avoir pourvu aux intérêts de tous ses proches, consomme le sacrifice, et se dépouille de la vie, mais non pas sans regret. Il dédaigne la pitié d’autrui, mais c’est pour cela même qu’il la soulève avec tant de force : dans ses dernières paroles, il y a une émotion profonde, un vif sentiment d’admiration pour la lumière du jour. Les scènes qui suivent la mort d’Ajax s’expliquent par l’importance qu’avaient aux yeux des Grecs les cérémonies funèbres, sans lesquelles les ombres des morts ne trouvaient pas le repos dans les régions infernales. Le désespoir de Teucer, frère d’Ajax, ses véhémentes invectives contre les ennemis du héros, et la noble générosité d’Ulysse, qui prend la défense du mort, relèvent ce qu’il y a d’un peu languissant dans une discussion à propos d’un cadavre.

Le Philoctète a été représenté en 410, quand Sophocle était plus qu’octogénaire, et peu de temps probablement après l’Ajax, car il y a, dans le Philoctète même, une évidente allusion à la scène de l’Ajax entre Teucer et Ménélas ; ce qui suppose que les spectateurs avaient encore cette scène présente à l’esprit. Le Philoctète remporta le prix des tragédies nouvelles. C’est la plus pathétique des pièces de Sophocle, malgré la simplicité de la fable, et quoique presque tout s’y passe entre trois personnages, Ulysse, Néoptolème et Philoctète. La lutte, dans l’âme de Philoctète, entre le désir de quitter une affreuse solitude, de recouvrer la santé et d’aider efficacement à une glorieuse entreprise, et cette haine qu’il a vouée à ceux qui l’ont abandonné jadis ; le tableau des souffrances physiques du héros, et celui de ses tortures mo-