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CHAPITRE XVIII.

C’est l’unité absolue, ou plutôt ce sont des lignes parallèles, selon l’expression de Népomucène Lemercier ; mais la grandeur de ces lignes et leur harmonie sévère sont d’un immense et saisissant effet. L’absence de mouvement dramatique et de péripéties n’ôte pas tant qu’on l’imagine à l’intérêt du spectacle et à l’émotion du spectateur. Les tragédies d’Eschyle en sont la preuve. Mais il faut dire que ces grands récits qu’Eschyle met dans la bouche des personnages ne sont guère moins propres à frapper les esprits que ne ferait la vue même des choses. C’est une hypotypose perpétuelle, pour parler comme les rhéteurs ; c’est une vie si réelle et si puissante, qu’on a vu de ses yeux ce que l’esprit seul vient de concevoir, et qu’on oserait presque dire : « J’étais là ! » Oui, nous connaissons les sept chefs aussi bien que s’ils avaient paru en scène ; oui, nous avons vu Clytemnestre frapper Agamemnon ; oui, nous étions avec le soldat-poëte sur cette flotte qui sauva, à Salamine, la Grèce et peut-être le monde !

Les critiques anciens prétendent qu’Eschyle fut le premier qui introduisit sur la scène un deuxième interlocuteur ; c’est-à-dire qu’avant lui, tout se passait entre le chœur et un seul personnage, et qu’il n’y avait pas de dialogue de deux personnages entre eux. Qu’Eschyle soit ou non l’inventeur du véritable dialogue dramatique, peu nous importe ; mais il y a excellé avant Sophocle, et ses personnages se donnent la réplique avec une verve et un entrain qu’on a pu égaler peut-être, surpasser jamais. L’unique supériorité de Sophocle, c’est d’avoir fait un habile usage du troisième interlocuteur, qu’on voit à peine figurer dans Eschyle. Mais, pour le dialogue à deux, je ne crois pas qu’il existe rien de plus vif et de plus vraiment dramatique que maint passage d’Eschyle que je pourrais citer, entre autres celui où le poëte met en scène Prométhée et Mercure, et dont je rappellerai quelques traits[1] :

« MERC. Voilà donc encore cette farouche obstination qui t’a déjà plongé dans l’infortune. — PROM. Contre ton vil ministère, jamais, crois-le bien, je ne voudrais échanger mon

  1. Prométhé, vers 964 et suivants