Page:Pierron - Histoire de la littérature grecque, 1875.djvu/170

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
158
CHAPITRE IX.

changent en un clin d’œil la fortune de la bataille. Ces guerriers sont des crabes. Les rats prennent la fuite, et la guerre finit au coucher du soleil.

Pour donner une idée de la manière générale du poëte et de la flexibilité de son talent, je traduirai deux morceaux de différent caractère, le discours de Ronge-Pain pour animer les rats à la vengeance, et celui de Minerve pour engager les dieux à la neutralité entre les deux partis. Voici comment s’exprime l’infortuné père de Pille-Miettes :

« O mes amis ! quoique j’aie seul enduré mille maux de la part des grenouilles, mon mauvais sort doit vous intéresser tous. Je suis aujourd’hui bien digne de pitié, car j’ai perdu trois fils. Le premier, c’est cet animal destructeur, la belette, qui l’a saisi et tué, comme il sortait du trou. Les hommes cruels ont conduit le second à la mort, à l’aide de cet engin nouveau, de ce piège de bois qu’ils ont inventé : ils le nomment ratière, et c’est le fléau de notre engeance. Un troisième me restait, cher à moi, cher à sa chaste mère. Eh bien ! Joufflue l’a noyé en l’entraînant dans l’abîme. Allons donc, armons-nous, et marchons contre elles, le corps enveloppé de nos brillantes armures[1]. »

On a reconnu, dans la triste énumération que fait Ronge-Pain de ses pertes domestiques, l’évidente intention de rappeler les pathétiques regrets du vieux Priam quand il parle de ses cinquante fils, dont presque tous ont péri, et de celui qui était pour lui et pour son peuple le cher, le bien-aimé, l’unique. Minerve ne parodie les dieux d’Homère que dans la diction. Ses sentiments n’ont rien d’olympien, tant s’en faut, ni même de guerrier : on dirait une bonne ménagère, bien amoureuse de sa tranquillité, bien regardante, bien laborieuse. C’est encore, si l’on veut, Minerve, mais ce n’est guère Pallas, la fille d’un père puissant, la déesse qui tient en main la lance :

« O mon père ! jamais je ne marcherai au secours des rats dans leur détresse ; car ils m’ont fait trop de mal. Ils endommagent mes couronnes ; ils boivent l’huile de mes lampes.

  1. Batrachomyomachie, vers 110 et suivants.