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SUITE DE LA POÉSIE ÉLÉGIAQUE.

sous peine de mort, de jamais rien proposer, ni par écrit ni de vive voix, pour en revendiquer la possession. Solon s’indigna d’une telle honte. Il voyait d’ailleurs que les jeunes gens, pour la plupart, ne demandaient qu’un prétexte de recommencer la guerre, mais qu’ils n’osaient s’avancer, retenus par la crainte de la loi. Il imagina donc de contrefaire le fou, et fit répandre dans la ville, par les gens mêmes de sa maison, qu’il avait perdu l’esprit. Cependant, il avait composé en secret une élégie, et l’avait apprise par cœur. Un jour, il sortit brusquement de chez lui, et courut à la place publique. Le peuple l’y suivit en foule ; et là, Solon, monté sur la pierre des proclamations, chanta son élégie, qui commence ainsi : Je viens en héraut, de la belle Salamine. Au lieu d’un discours, j’ai composé pour vous des vers. Ce poëme est appelé Salamine, et il contient cent vers, qui sont d’une grande beauté. »

Il reste malheureusement fort peu de chose de ce chef-d’œuvre, assez toutefois pour en faire plus vivement déplorer la perte. On voudrait savoir comment Solon peignait à ses concitoyens le dommage qu’ils se faisaient à eux-mêmes par leur inaction, dommage à leur puissance politique comme à leur renom militaire. On l’entend du moins protester contre tant de honte : « Que ne puissé-je être alors un Pholégandrien ou un Sicinite, et non plus un Athénien ! que ne puissé-je avoir changé de patrie ! Car à l’instant cette parole retentira parmi les hommes : Celui que vous voyez, c’est un homme de l’Attique, un de ceux qui ont lâchement abandonné Salamine ! » Nous avons aussi les deux derniers vers de l’élégie. Au moment où Solon s’écria : « Allons à Salamine ! allons combattre pour cette île aimable, et repoussons loin de nous un funeste déshonneur ! » la jeunesse athénienne, saisie d’un transport d’enthousiasme, répéta tout d’une voix : « Allons à Salamine ! » L’ancien décret fut rapporté ; une nouvelle expédition fut sur-le-champ résolue, et bientôt les Mégariens étaient chassés de l’île aimable.