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HÉSIODE.

et tu voulais en ravir la plus forte part, en séduisant par tout moyen ces rois affamés de présents, qui se portent pour arbitres de notre procès. Les insensés ! ils ne savent pas combien la moitié vaut mieux que le tout, et quel bonheur il y a à vivre de mauve et d’asphodèle[1]. » C’est pour ramener ce frère à de meilleurs sentiments, c’est pour lui faire comprendre le prix de la justice et de la vertu, qu’Hésiode composa son poëme intitulé Œuvres et Jours. Il est probable qu’en ce temps-là le poëte n’était déjà plus un jeune homme, quoiqu’il eût perdu depuis peu son père.

Les Œuvres et Jours semblent en effet tout autre chose que le produit d’un enthousiasme de jeunesse. La réflexion y domine, aux dépens même quelquefois de l’inspiration. C’est un sage qui parle, un homme d’expérience et de grand sens, qui semble avoir beaucoup vécu, et qui connaît à fond les hommes. La gravité des pensées, le ton presque sacerdotal du style, la façon un peu rude et paternelle tout à la fois dont Hésiode gourmande son frère, les désagréables vérités qu’il n’hésite point à adresser en face aux puissants et aux rois, suffiraient pour démontrer que ce poëme est l’ouvrage d’un homme mûr et rassis, et en pleine possession de lui-même,

La Théogonie n’est guère moins que l’autre poëme une œuvre de méditation profonde. Hésiode ne l’a pas composée non plus dans son jeune âge. On peut admettre toutefois que l’épopée théologique est antérieure à l’épopée morale ; car le passage où Hésiode parle de son offrande aux Muses héliconiennes est comme une allusion au prélude de la Théogonie, où il raconte, sous une forme symbolique, les circonstances de sa vocation : « Commençons nos chants par les Muses… Ce sont elles qui ont enseigné à Hésiode le bel art du chant, comme il paissait ses brebis sous l’Hélicon sacré. Ces déesses, les Muses de l’Olympe, les filles de Jupiter qui tient l’égide, m’adressèrent tout d’abord ces paroles : « Bergers qui parquez dans les campagnes, opprobre de la race humaine, esclaves de votre ventre ! nous savons dire bien des mensonges qui ressemblent à la vérité ; mais nous savons aussi,

  1. Œuvres et Jours, vers 35 et suivants.