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souvenirs d’oxford et de cambridge

À présent, les idées peuvent venir ; celles qui y sont déjà sont raisonnées et arrêtées ; mais il y en a peu, et surtout des vérités, des notions pratiques… Le sentiment que le monde est fait de telle façon et qu’il faut s’y installer de son mieux. Habitués à manier de l’argent et à faire leurs comptes, ils n’hésitent point devant une grande dépense dont le profit leur apparaît bien clairement ; prendre sur le capital pour voyager, par exemple, leur semble une opération avantageuse, et, plus tard, ils ne regarderont pas à diminuer la fortune de leurs enfants pour leur donner une éducation plus complète et plus raffinée.

C’est chose extrêmement facile de faire parler les Anglais, à condition de ne pas s’y prendre comme avec les autres. Employer les compliments, la flatterie, chercher à pénétrer dans leurs bonnes grâces, à gagner leur confiance, c’est perdre son temps ; les confidences étant à leurs yeux une chose tout à fait superflue. Mais, qu’ils découvrent un but, un objet à vos questions, qu’ils comprennent qu’un intérêt vous pousse, ne fût-ce qu’un intérêt de psychologue, ils deviennent suffisamment expansifs et très simplement s’ouvrent à vous.

T., qui termine son stage, est le troisième de quatre frères ; il a aussi deux sœurs. L’aîné, héritier d’une très belle fortune, vit avec ses parents à la campagne, au milieu d’un grand luxe de chevaux, de chiens et de chasses ; son frère, ici, ne peut avoir de cheval à lui et, bien que menant une existence assez large, doit regarder à certaines dépenses ; il étudie la mécanique et les sciences naturelles. Quand il aura fini, il ira en Amérique et trouvera à employer ses talents d’ingénieur. Il n’a pas de goût pour la colonisation ; au contraire, celui qui le précède immédiatement est squatter en Nouvelle-Zélande, dans une partie très isolée où il ne voit personne, si ce n’est, une fois par an, à l’époque du tondage des moutons ; il s’est marié avec une Australienne, fille d’un clergyman, et a déjà deux enfants. L’aîné aussi va se marier avec une noble lady, fille d’un duc, et T. s’en réjouit, parce que cela va consolider encore le prestige de sa famille. Je lui expose notre système successoral, et il le trouve stupide. « Nous sommes six, me dit-il, en partageant nous aurions chacun environ 50 000 livres par an, et notre famille serait dans une position tout à fait ordinaire et presque pauvre à la deuxième génération ; au lieu de cela, mon frère en aura 300 000 et nous soutiendra tous par son crédit. »

La perspective de faire son chemin lui-même ne l’effraye pas ; il est, comme tous ses camarades, persuadé qu’à bras solides et cœur vaillant rien ne résiste.