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souvenirs d’amérique et de grèce.

n’indique la continuation sourde de la lutte pour la vie ; il n’y a plus là que des hommes découragés devant l’effort devenu surhumain ; c’est, pour eux, le fond de l’abîme, d’autant plus noir, d’autant plus définitif qu’ils sont accourus de plus loin pour y tomber et qu’ils ont fait pour l’éviter un plus grand effort.

Oh ! les espoirs dorés perdus dans ce gouffre !

Cette intensité de souffrance et d’abaissement n’engendre pas la solidarité ; elle ne rapproche pas les cœurs comme la pauvreté le fait parfois ; elle ne les rapproche qu’aux jours de haine pour quelque méfait sanglant.

Le recensement de mai 1892 donnait 1 438 000 âmes : on comptait 385 000 Allemands, 216 000 Irlandais, 42 000 Anglais et Écossais, 100 000 Scandinaves, 54 000 Tchèques, 53 000 Polonais, 10 000 Juifs russes, 20 000 Canadiens-Français,… vivant côte à côte sans se mêler, ayant leurs journaux, leurs lieux de réunion, leurs sociétés secrètes. J’ai eu sous les yeux des plans de ces sombres quartiers de Chicago ; les groupements nationaux y sont représentés chacun par une teinte différente et ils indiquent en même temps le degré de misère calculé d’après le taux des loyers. On frémit en regardant cela. Cette armée du malheur se recrute surtout parmi les naufragés de l’Europe ; il y a des coins de la ville où l’anglais est incompris, où l’on ne parle qu’allemand, polonais, français. La naturalisation, qui s’opère si facilement dans le reste du pays, là ne se fait pas. Ils deviennent réfractaires par abaissement, par renoncement à la lutte, par désespoir d’arriver jamais à rien.