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souvenirs d’amérique et de grèce.

À terre s’étend un tapis moelleux fait de toutes les mousses et de tous les brins d’herbe de la création. On traverse un petit hameau dont la dernière maison s’adosse à une porte monumentale que décorent les armoiries de Venise. Ses battants massifs, qui devaient rouler sur leurs gonds puissants et défendre l’entrée de l’arsenal, ont disparu. Cette baie géante s’ouvre sur le vide ; elle n’encadre que le ciel et, maintenant que les caissons ne franchissent plus son seuil, la foule des fleurettes et des herbes s’y précipite. On dirait une vraie bousculade, digne du règne animal. Dans l’intérieur, c’est la solitude, et n’étaient le vent qui chante à travers les murailles mortes et le flot qui dévore les blocs de pierre de leurs fondations, ce serait le silence. L’arsenal était situé sur une baie intérieure qui se devine à peine de loin. Les bords en sont bas et verdoyants : des prairies qui tout à coup deviennent de l’eau. Un tel cadre convient à ces ruines restées trop neuves sous le ciel clément des Îles Ioniennes et qui n’ont point l’air d’avoir été faites par le temps. Particulièrement bien conservée est une sorte de salle immense coupée de dix énormes arcs surbaissés, qui portaient sans doute un toit de bois et s’ouvrent maintenant sur le ciel. Le pourtour est ajouré par des arcs de même dessin surmontés de gros œils-de-bœuf ovales. Était-ce un corps de garde, une poudrière ? L’architecture en est épaisse et bizarre, et parce que tout est léger et gracieux dans ce Kerkyra, on a l’impression fugitive que cet édifice fut construit en quelque pays lointain par des hommes d’une autre race et s’en vint aborder là