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LA NATURE.

jeux de dames : pour gagner du terrain, le ballon commence donc par reculer. Mais, d’autre part, le joueur lui-même est hors jeu, s’il se trouve en avant du ballon à un moment où ses partenaires se le passent ; il n’est plus qualifié pour le prendre jusqu’à ce qu’il soit de nouveau à sa place, en arrière du ballon… Quelque peine qu’on se donne pour expliquer ceci, il doit forcément en résulter de la confusion dans l’esprit du lecteur. Ce qui peut au contraire lui devenir aisément intelligible, c’est l’ensemble de qualités physiques et morales nécessaires à un bon joueur de foot-ball pour se tirer d’une situation aussi compliquée. Il lui faut de la force sans doute et du poids pour arrêter ses adversaires et résister à leurs arrêts. Mais la souplesse, l’élasticité lui sont bien plus nécessaires encore. Il doit être bon coureur et pouvoir au milieu de sa course en modifier brusquement l’allure ou la direction, se jeter à droite ou à gauche, se couler entre deux ennemis ou bien fondre sur eux pour les dérouter au moment où il vient habilement de se débarrasser du ballon au profit d’un partenaire : autant de décisions à prendre qui exigent du coup d’œil et du sang-froid, de l’abnégation même, car il faut souvent renoncer à accomplir une prouesse individuelle dans l’intérêt de l’équipe, se dessaisir du ballon au moment de tenter soi-même un essai, parce qu’un autre est mieux à même d’y réussir. Enfin, il y a l’esprit de discipline qui s’impose. Chaque équipe ne saurait voir l’ensemble de la bataille, c’est l’affaire du capitaine, qui dirige ses hommes en conséquence, qui sait le fort et le faible de chacun, qui doit prévoir les mouvements et réparer les erreurs. C’est l’opinion des Anglais, qu’un homme inintelligent ou simplement lent dans sa compréhension ne deviendra jamais un bon foot-baller. C’est aussi l’opinion de beaucoup d’officiers distingués de l’armée britannique, qu’il y a dans un capitaine de foot-ball sachant son métier l’étoffe d’un véritable stratégiste. De pareilles louanges, fréquemment décernées, en disent long sur le mérite du jeu. Mais voici qu’une preuve originale et bien imprévue du caractère véritablement scientifique du foot-ball nous vient d’Amérique.

Fig. 1.

Vue à vol d’oiseau d’un champ de foot-ball. — AA’A″A‴ Lignes de but des deux camps. — BB′B″B‴ Buts formés par deux piquets espacés et réunis à mi hauteur par une barre transversale. — EE′E″E‴ Espaces dans lesquels on peut compter des essais  ee′ Espaces dans lesquels il faut faire passer le ballon en le lançant avec le pied pour transformer l’essai en but. — Si un essai a été fait en o, c’est sur un point quelconque de la ligne o′o″ que le joueur devra placer le ballon à terre pour tenter de l’envoyer avec le pied en e.

Un avocat de Boston, nommé Deland, et qui n’avait dans sa jeunesse ni pratiqué, ni même vu pratiquer sous ses yeux le foot-ball ― l’athlétisme n’est pas ancien aux États-Unis : c’est à l’issue de la guerre de Sécession qu’il s’est développé ― assista un jour à un match universitaire. Il en sortit très captivé et voulut s’initier aux règles du jeu ; il les étudia donc consciencieusement et, de plus en plus enthousiaste, suivit assidument tous les matches de la saison ; cela se passait il y a quelques années seulement. Tout à coup une révélation se fit dans l’esprit de M. Deland ; il se procura l’Histoire du Consulat et de l’Empire de Thiers, et se mit à piocher les campagnes de Napoléon. M. Deland cherchait s’il n’y aurait pas dans la tactique impériale quelques préceptes applicables au foot-ball ; ceci suffit à montrer qu’il avait saisi la caractéristique du jeu. Or, Napoléon excellait à détacher soudainement des masses d’hommes pour les jeter à l’improviste là où l’ennemi s’attendait le moins à les rencontrer. Le capitaine de football peut en faire autant s’il a un moyen de transmettre rapidement et mystérieusement à ses hommes des ordres précis. Ce moyen est simple : il leur parlera en langage chiffré. Quand M. Deland publia les résultats de ses méditations, le monde du foot-ball en fut révolutionné ; on discuta passionnément la réforme proposée et en peu de temps elle fut appliquée par les principales équipes universitaires. En 1890, j’ai suivi l’entraînement de l’équipe de Princeton. Les joueurs, enfermés dans un grand bâtiment, sorte de manège énorme, s’y exerçaient à comprendre et à traduire aussitôt en mouvements les chiffres cabalistiques que leur lançait à l’improviste le capitaine ; le secret de ce langage était, bien entendu, jalousement gardé ; ensuite, ils allaient sur le champ de jeu suivre leur entraînement habituel. Il s’agissait du match annuel qui, au mois de novembre, met aux prises à New-York les deux universités de Yale et de Princeton. Le grand jour arriva ; il y eut plus de quarante mille spectateurs et l’enthousiasme fut indescriptible. À tout instant, les nombres appelés d’une voix sonore provoquaient des mouvements d’un ensemble parfait et d’une opportunité géniale ; la rapidité avec laquelle ils s’accomplissaient était foudroyante. Si intéressé que je fusse au spectacle que j’avais sous les yeux, il me parut que la tactique Deland était doublement défectueuse. En lançant brusquement plusieurs hommes sur un seul, elle accroissait beaucoup les chances d’accidents ; il n’y en eut pas ce jour-là, mais le danger couru n’en apparaissait pas moins clairement. En second lieu, le rôle de chaque équipier était diminué de tout ce