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l’europe inachevée

États-Unis on ne trouverait nulle part une force communale aussi développée qu’en Russie. L’autocratie impériale et la commune russe constitueraient donc pour les Slavophiles des éléments gouvernementaux inconnus des peuples germains et latins, et dans lesquels ils aperçoivent le dernier mot du progrès.

Il y a, Messieurs, dans cette conception des choses, beaucoup d’utopie. Il est certain que jusqu’à présent la commune russe a peu agi et qu’en tous les cas l’autocratie a dominé absolument. Tout va à l’empereur, tout se centralise autour du chef de l’État qui est en même temps le chef de la religion.

Il y a, à la continuation de cet état de choses une première objection qui est l’extension de l’empire russe. Quand un empire atteint les dimensions de celui-là il devient difficile, sinon impossible, de l’administrer indéfiniment du centre. Il y a une autre objection, c’est que, par une orientation nouvelle que beaucoup trouvent géniale, sous l’impulsion de son éminent ministre des Finances actuel, M. de Witte, la Russie s’est tournée vers la Sibérie, vers le monde oriental ; elle s’est préoccupée de la mise en valeur des énormes richesses que la nature avait accumulées là. Il se trouve que le calcul n’a pas été défectueux, et le Transsibérien aidant, on peut prévoir de ce côté des progrès considérables, mais vous savez quel est le lien qui existe entre les affaires et la politique. Un Ministre des finances français, le baron Louis, a dit : « Faites-moi de bonne politique et je vous ferai de bonnes finances ». Cette parole est restée vraie et le restera probablement toujours ; or, ce lien s’affirme dans ce fait que la Russie nouvelle est reculée jusqu’aux frontières de la Chine, formant d’énormes provinces qui ne peuvent plus être gouvernées par les procédés de méfiance et de police qui ont pu suffire jusqu’ici à la Russie immobile et restreinte que nos pères ont connue.

Il y a encore une troisième raison c’est que l’unité russe n’est qu’apparente. Il y a bien au centre de l’empire russe l’énorme Moscovie, mais elle est encerclée en quelque sorte par une ceinture de peuples autonomes, non pas politiquement, mais autonomes par leur conception de la vie, par leur littérature, par leurs tendances, par leur manière de vivre, de sorte qu’il arrivera un jour — et ce jour arriverait demain si demain la Pologne se trouvait reconstituée géographiquement, comme je viens de vous le montrer — où l’empereur de Russie sera bien forcé de se souvenir qu’il ne règne pas seulement sur les grands Russiens, mais aussi sur 20 millions