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SABBAT

Les colporteurs montagnards, mi-brigands, mi-contrebandiers, sont moins chargés que toi en butins misérables et illicites. Te reste-t-il, dans la poche, la valse que tu as volée, tout à l’heure, au dernier orgue de Barbarie ? Vite, triste et méchant bohème, mon frère des pires soirs, jette-la sur le plancher.

Du vin des ivrognes, tu as l’âme tout imbibée. Jette ton âme sur le plancher. Du musc des filles qui disent, sur les trottoirs, avec leurs talons, des injures à la vie, tu as la cravate tout imprégnée. Sur le plancher jette ton rire et la cravate. Et cette larme ! J’ai la pareille sur la joue. Nos péchés qui sentent le plâtre des auberges, nos dégoûts qui ont respiré l’odeur d’hôpital et de chenil, nos pitiés qui ont inventé des morgues et des musées Grévin, nos sadismes qui ont manié des couteaux de bouchers en songeant au cœur délicat de nos tendresses, nos sanglots qui ne se sont sauvés du ridicule que parce qu’ils ont ressemblé à l’appel éperdu des bêtes dans les landes, nos nostalgies qui ont écouté le cri de la sirène métallique, dans le rire des nègres et du goudron, nos catéchismes et nos premiers vers, nos livres défendus et annotés, nos perversités de vieux adolescents, l’ont pleurée cette larme.

— Et — nom de Dieu ! comme tu dis — jette-la sur le plancher.

Les insultes que tu ne penses pas et que tu me cries, quelquefois, afin d’avoir l’illusion de les penser quand tu les as exprimées,