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MÉDITATION IV.

anciens de Belley avaient coutume de s’assembler pour manger des marrons et boire du vin blanc nouveau qu’on appelle vin bourru.

On venait de tirer de la broche un magnifique dindon, beau, bien fait, doré, cuit à point, et dont le fumet aurait tenté un saint.

Les anciens, qui n’avaient plus faim, n’y firent pas beaucoup d’attention ; mais les puissances digestives du jeune Prosper en furent ébranlées ; l’eau lui vint à la bouche, et il s’écria : « Je ne fais que sortir de table, je n’en gage pas moins que je mangerai ce gros dindon à moi tout seul. — Sez vosu mezé, z’u payo, répondit Bouvier du Bouchet, gros fermier qui se trouvait présent, è sez vos caea en rotaz, i-zet vo ket pairé et may ket mezerai la restaz[1]. »

L’exécution commença immédiatement. Le jeune athlète détacha proprement une aile, l’avala en deux bouchées, après quoi il se nettoya les dents en grugeant le cou de la volaille, et but un verre de vin pour servir d’entr’acte.

Bientôt il attaqua la cuisse, la mangea avec le même sang-froid, et dépêcha un second verre de vin, pour préparer les voies au passage du surplus.

Aussitôt la seconde aile suivit la même route : elle disparut, et l’officiant, toujours plus animé, saisissait déjà le dernier membre, quand le malheureux fermier s’écria d’une voix dolente : « Hai ! ze vaie praou qu’izet fotu ; m’ez, monche Chibouet, poez kaet zu daive paiet, lessé men a m’en mesiet on mocho [2]. »

Prosper était aussi bon garçon qu’il fut depuis bon

  1. « Si vous le mangez, je vous le paye ; mais si vous restez en route, c’est vous qui payerez, et moi qui mangerai le reste. »
  2. « Hélas ! je vois bien que c’en est fini ; mais, monsieur Sibuel, puisque je dois le payer, laissez-m’en manger au moins manger un morceau. »
    Je cite avec plaisir cet échantillon du patois du Bagey, où l’on trouve le th