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LES DEUX ANNEAUX.
LÉGENDE DE LA NOUVELLE-FRANCE.

I

Autrefois, lorsque le Canada faisait encore partie des colonies françaises, que de scènes, que d’événemens dignes de relation durent marquer la vie intime de sa jeune population ! et cependant les souvenirs traditionnels des générations qui l’ont successivement remplacée n’en ont presque rien transmis à celle qui l’habite aujourd’hui. Plus d’une histoire de ces temps-là se racontent néanmoins sur la foi de légendes dont on ne trouve nulle part la trace dans les annales authentiques. Celle qui suit est peut-être de ce nombre.

Quoi qu’il en soit, il paraît qu’un jour, il y eut grand remuement à Montréal, qui n’était pas alors une ville de 60,000 âmes, mais qui pouvait déjà en compter 10,000, un peu plus, un peu moins, qu’importe ? Ô ce jour là, tous ses habitans, animés par une même pensée, quittaient leurs logis pour se diriger sur un même point, attirés par le plaisir du spectacle qui s’y préparait. Hommes, femmes et enfants, parés comme pour un jour de fête, tous se pressaient, se précipitaient comme s’ils eussent craint de ne pas y arriver assez tôt. Les propos joyeux, les rires d’une gaîté inexprimable éclataient de toutes parts et témoignaient de l’unisson des cœurs à ce mouvement, tumultueux sans désordre, confus et surexcité dans ses détails, mais plein d’harmonie et de calme dans son ensemble. Tout ce monde se portait vers la porte qui, à l’ouest, débouchait sur une vaste plaine, où il s’était donné rendez-vous et qui, dans ce temps reculé, servait de forum au bon peuple de Montréal.

Pendant ce long défilé de la ville, et même avant qu’il eût commencé, des groupes de bourgeois et de jeunes gens se formaient aux abords de l’hôtel du gouvernement, en face duquel une partie des troupes de la garnison, rangées de chaque côté de la rue, attendait l’ordre de se mettre en mouvement. Contre ces haies de baïonnettes venait s’arrêter le flot de la population qui s’écoulait par la rue Notre-Dame, en sorte que le nombre des curieux, augmenté sans cesse par les nouveaux venus, devint bientôt considérable. On pouvait bien passer, mais on ne pouvait pas se refuser au plaisir d’admirer un instant la belle tenue de ces braves soldats sous les armes, qui avaient figuré dans tant de combats et que la rupture de la paix pouvait encore, d’un jour à l’autre, appeler sur le champ de bataille ; c’eut été manquer à la patrie que de ne point, en un tel moment de loisir, promener un long regard d’amour et d’envie sur ses défenseurs les plus dévoués et que l’on savait décorés d’une gloire si chèrement acquise. Jusqu’alors, leur présence à Montréal n’avait jamais été de longue durée, puis ils ne s’y trouvaient que depuis peu de temps. Aussi le peuple rassemblé sur ce point s’empressa-t-il de témoigner l’enthousiasme qu’il éprouvait à l’aspect de ces vétérans de la Nouvelle-France, en restant près d’eux et les reconduisant lorsqu’ils reçurent l’ordre de gagner la plaine où, d’ailleurs, tous avaient hâte d’arriver.

Mais en attendant cet ordre, les soldats, immobiles, restaient appuyés sur leurs fusils ; leurs officiers encombraient les avenues de l’hôtel, d’où ils pouvaient mieux que des rangs, jouir de l’admiration qu’excitaient leurs troupes et qui se concentrait par moments sur eux mêmes, ce qui les consolait de ne pouvoir en ce moment mêler l’éclat de leurs uniformes aux brillantes toilettes des dames qui se promenaient avec leurs partenaires dans toutes