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comme pour sortir du salon ; Colette s’esquiva et moi je me trouvais prise dans le cabinet.

— À la bonne heure ! dit alors Mlle Blanche aux joues de qui commençait à revenir la teinte des roses que d’ordinaire on y voyait s’épanouir. Maintenant, Christine, achève ton récit.

— Eh bien ! en entrant, ils se sont dit d’abord quelque chose que je n’ai pas bien compris, mais bientôt ils sont venus s’assoir près de moi. Ils parlaient d’un voyage que M. Boldéro proposait d’entreprendre, disant qu’il avait découvert un trésor dans les environs de St. François ; c’est une grande quantité de ginseng, si rare depuis quelques années et pour lequel il compte obtenir de vingt à vingt-cinq francs la livre. Mais pour l’avoir, il fallait disait-il, se rendre sur les lieux, car les Sauvages à qui il appartient ne veulent en traiter que là ; ils ont profité de la saison où les chefs de leur tribu devaient se rendre à Montréal avec leurs gens, pour disposer de cette marchandise, qu’ils tiennent cachée dans les forêts où ils l’ont trouvée. Ces sauvages se rendaient à Québec pour cette affaire lorsqu’ils ont rencontré M. Boldéro qui en venait et à qui ils l’ont proposée. M. Boldéro a expliqué tout cela beaucoup plus au long que je ne le fais, mais voilà ce que j’ai compris ; il a terminé en disant qu’il croyait avoir trouvé là une mine qui valait bien celles de St. Maurice. Cela a d’abord fait rire un peu M. Aubert qui ensuite a dit : « Oui, certes, je crois qu’on peut en tirer un excellent parti ; le ginseng est déjà très rare en Canada, quoique le P. Lafitau n’ait découvert cette précieuse racine dans nos forêts qu’en 1718. Seulement il faudrait en avoir une quantité suffisante, nous pourrions le vendre à Québec, où il s’est déjà vendu vingt-cinq francs la livre, ou bien fréter un vaisseau et l’envoyer nous-mêmes en Chine où il se vend mieux encore. Les chefs abénaquis sont ici, je vais les sonder ; je verrai bien s’ils sont dans le secret, car ce n’est peut-être qu’une ruse qu’ils ont imaginée pour faire payer plus cher leur marchandise. Dans tous les cas, c’est un voyage que nous devons entreprendre ; mais comment faire ? Vous ne pourriez pas vous absenter avant quelques jours et moi je marie ma fille. » Alors, continua Christine, j’ai entendu M. Boldéro qui soupirait, puis, après une pause, il a dit : « Est-ce que cela ne pourrait pas se remettre ? » Mais votre papa a répondu : « J’ai donné ma parole, tous les préparatifs sont à peu près faits, ma fille doit recevoir sa robe de noce ce matin, ses bans sont à l’église. » Là-dessus, M. Boldéro s’est mis à solliciter et tourmenter votre père avec une ardeur qui me désespérait. Votre père a combattu longtems pour vous, mais l’autre lui a vanté outre mesure les avantages de l’entreprise ; il a dit que s’il ne partait pas dès aujourd’hui, il perdait assez de pistoles pour en remplir, je crois, toute une chambre. À la fin, M. Aubert s’est laissé gagner. Après cela ils se sont mis à se promener dans le salon. Pour le reste, quoique j’aie tout entendu, je n’ai pas tout bien compris, parce que leur conversation n’a plus roulé que sur quelque chose qui s’est passé entre eux hier à la veillée et qu’ils n’ont pas expliqué pendant que j’étais dans le cabinet. Mais M. Boldéro a parlé de la France, de la Louisiane, du Canada et de mille autres choses que je n’ai pas bien saisies, puis il s’est arrêté tout à coup devant la porte où j’étais, — je le voyais bien par le trou de la serrure, — et tirant de sa poche un bijou en or, comme il m’a paru, il a dit, en le montrant à votre père : « Voici le portrait dont je vous parlais hier. » M. Aubert a fait un cri de surprise : « C’est elle-même, a-t-il dit ; je la reconnais bien sous ces traits tracés de main de maître ; elle était belle comme cela, il y a vingt-ans quand elle partit pour la France. » À cet instant, l’horloge s’est mise à sonner, j’ai compté jusqu’à neuf. Aussitôt votre père a dit à M. Boldéro : « Voici notre heure, partons ; attendez seulement que je parle à ma femme et surtout à ma fille, car c’est elle qui est la plus intéressée à la chose. Cette pauvre Blanche ? je crains de l’affliger. » Il sortit du salon et revint au bout de quelques minutes, disant que vous étiez allée sur le promenoir avec votre mère et qu’il avait, en conséquence, laissé sur votre table quelques lignes écrites au crayon ; puis, il ajouta : « Après tout mon voyage ne sera pas long et j’espère bien, sitôt que je serai de retour, conduire moi-même le jeune couple à l’autel. » Voilà