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drais bien la leur pardonner, attendu qu’ils n’avaient que des intentions pacifiques à mon égard ; qu’ils respectaient trop l’ordre et les lois pour vouloir les violer, lors même qu’ils auraient pu le faire impunément, ce que toutefois ils étaient loin de croire ; mais qu’ils devaient en même temps m’avouer qu’ils étaient fâchés qu’on les empêchât de se promener sur l’eau, pendant qu’on retenait, bien inutilement suivant eux, tant d’embarcations à la chaîne ; qu’enfin, la seule vengeance qu’ils voulussent en tirer était le petit divertissement qu’ils venaient de se permettre et qu’ils m’assuraient ne devoir plus se renouveler. Leur organe prononça ces dernières paroles en souriant et ajouta : « La seule condition qu’ils exigent, c’est qu’on veuille bien mettre les embarcations à leur disposition sitôt que la chose pourra se faire convenablement. » Ce discours et les allures de plus en plus paisibles de la foule achevèrent de me rassurer. Je vis que j’avais affaire à d’honnêtes gens.

Ici l’aubergiste interrompit le narrateur pour lui demander s’il était bien vrai, comme on le disait, que ces jeunes gens avaient voulu s’emparer, non-seulement des esquifs et des bateaux, mais même des goëlettes qui se trouvaient au port.

— À vous dire vrai, mon cher hôte, reprit M. Boldéro, je crois qu’ils se seraient emparés du diable lui-même, s’il se fût présenté sous forme de barque, tant ils avaient la rage de la promenade sur l’eau. Par bonheur, nous avions pris nos mesures et ils ne purent pas se procurer la moindre petite nacelle. Pour revenir à ce que je vous disais, j’affectai d’accueillir la proposition qui m’était faite avec toute la bonhomie possible. J’eus le soin de leur dire qu’ils avaient tort de me rendre seul responsable de l’ordre dont ils se plaignaient, puisqu’il émanait de la compagnie qui l’avait elle-même reçu du gouverneur de Montréal, et qu’en obéissant à cet ordre ils ne faisaient qu’obéir à la loi et contribuer au bien public. Je leur expliquai ensuite, à peu près comme je viens de le faire ici, quelles seraient les conséquences d’une simple méprise entre eux et les Sauvages, méprise qui fut peut-être arrivée, si nous leur avions donné leurs coudées franches. Ils m’applaudirent alors avec autant d’ardeur qu’ils avaient paru en mettre pour me condamner. On n’entendait plus que les cris de : Vive Boldéro ! vive Crozat ! La partie était à moi. Pour achever de leur plaire, je leur dis que non-seulement ils auraient les embarcations dès qu’une partie des sauvages serait congédiée, ce qui aura lieu ce soir, j’espère ; mais qu’ils les auraient aux frais de la compagnie et que, pour leur rendre la fête plus agréable, je me faisais fort d’y ajouter un feu d’artifice. À cette proposition, ma voix fut couverte par un tonnerre de vivats et d’applaudissements de toute sorte. J’en fus assourdi. Quand le calme se fut un peu rétabli, je leur dis que s’ils voulaient m’envoyer une députation ce soir même, pour s’entendre avec moi sur les préliminaires de cette fête, elle pourrait avoir lieu avant la nuit. Bref, tout fut convenu comme je le désirais, et quand il fut question de nommer le lieu du rendez-vous, il n’y eut qu’une voix parmi toute cette jeunesse pour proclamer l’Auberge du Castor. Maintenant, monsieur l’hôtelier, vous voilà, je pense, suffisamment instruit des affaires qui m’amènent ici. Vous n’avez pas d’objection, j’espère, à recevoir mon monde ?

— Moi, monsieur, Dieu m’en garde !

— Avez-vous un artificier à qui je puisse m’adresser dans votre ville ?

— Nous avons un homme qui s’occupe quelquefois de feux d’artifice, mais il est actuellement en prison pour avoir vendu quelques bouteilles d’eau-de-vie aux sauvages.

— Comment ! est-ce qu’il est aussi marchand de boissons ?

— Pas précisément, mais sa profession d’artificier ne suffit pas toujours pour le faire vivre, et un beau jour, ou plutôt un mauvais jour, il lui a pris fantaisie de vendre aux sauvages l’alcool qu’il ne pouvait plus employer à la composition de ses fusées, faute de commandes ; il s’est dit qu’il serait bien fou de manquer de pain tandis que ses bouteilles pouvaient lui en procurer en abondance. Il ne voyait donc rien de mieux à faire que de les trafiquer pour de superbes peaux de castor, qu’il a ensuite vendues pour de beaux deniers comptants. Comme cela, il a fait un bénéfice incroyable, mais qu’il paie bien cher aujourd’hui.

— Est-il jugé ou s’il est simplement pré-