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5° Ne parlons pas de l’art, qui aurait probablement pu susciter quelques vocations chez les créoles[1], si la douceur de l’existence, — tandis que d’autres peinaient pour eux, — n’avait développé à un si haut degré leur penchant trop naturel à l’indolence et aux jouissances purement matérielles, sous le climat enchanteur des îles. À plus forte raison, ne soyons pas surpris que les gens de couleur n’aient produit en aucun genre[2] aucun homme vraiment remarquable, digne d’être cité. La vie intellectuelle et artistique fut aussi restreinte que possible aux Antilles[3]. « Nous remarquerons — écrit justement Boyer Peyreleau[4] — avec Léonard (poète créole de la Guadeloupe, de la fin du xviiie siècle), — que c’est surtout dans les colonies que l’Européen éprouve le regret des beaux-arts qu’il a laissés dans sa patrie. Les talents y sont rares, et l’homme de lettres, fût-il créole, y porte un air étranger. À l’exception de quelques hommes instruits, dont le nombre est petit et qui possèdent des livres, le reste vit dans l’ignorance de tout ce qui ne tient pas au commerce ou à l’économie rurale, et, dans ces objets mêmes, il ne voit qu’une routine aveugle. Il est vrai que l’élan de l’homme laborieux et intelligent y est incessamment arrêté par des institutions qui ne sont en harmonie ni avec les besoins, ni avec les intérêts, par l’arbitraire qui tient lieu de justice, par la routine et les préjugés locaux, par les pas-

  1. Ceux que l’on peut citer et qui se sont fait par exemple un nom dans les lettres ont été élevés en France et soustraits par conséquent à l’influence énervante de ce milieu particulier auquel nous attribuons pour une bonne part l’absence d’un haut idéal chez les créoles.
  2. « Il y a eu depuis deux siècles plus de 200.000 individus affranchis, et pas un seul n’a laissé un nom dont les amis des sciences, des lettres et de la philosophie se souviennent. » Arch. Col., Essai sur l’esclavage, F, 129, p. 235. — Notre expression « en aucun genre » pourrait porter à nous objecter l’exemple de Toussaint Louverture. Mais nous n’avons pas dénié le courage à la race noire. Surexcité chez celui-là par un noble sentiment, il a fait de lui un héros, quelque appréciation que l’on porte sur son rôle et sur son caractère. Mais avec lui nous ne sommes plus dans le domaine des arts, des sciences, de la littérature.
  3. La première imprimerie ne fut introduite à Saint-Domingue qu’en 1762.
  4. Op. cit., I, 114.