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on ne mange dans la chambre d’Annibal que le jour de sa fête, où l’on célèbre en même temps l’inoubliable fête des aïeux. Mais ce n’est pas le jour. Et Manon, stupéfaite, les regarde. Ils ont des airs mystérieux ; ils vont et viennent, couvrant la table des porcelaines de gala, des cristaux qui, servent une fois l’an, de la vieille argenterie bossélée qui a deux siècles.

Et puis le rôtisseur vient d’entrer, sa manne sur la tête, toute pleine de choses gourmandes qui ont un fumet exquis. Le pâtissier survient. La table s’encombre ; il y a des bouteilles coiffées d’argent.

Manon s’est adossée au mur, les bras ballants, la bouche bée. Elle incline la tête, sa tête ensoleillée, coiffée de violettes et couronnée d’herbes folles ; elle essaye de comprendre.

Tout est prêt, les flambeaux sont sur la table : c’est un éblouissement. Les frères Colombe sont restés vêtus comme pour la ville, boutonnés, sérieux.

On sonne encore et Scipion éprouve cette fois une secousse qui lui fait entre-choquer les verres pointus qu’il allait poser près des grands verres. Une angoisse le pâlit ; il regarde Annibal d’un regard suppliant, éperdu ; il se sent faiblir. Alors Annibal se raidit et marche vers la porte, assez ferme. Il ouvre ; Manon étouffe un cri ; c’est Marcel qui est entré.

Il est en grande tenue, ganté ; son visage est blême d’émotion ; il s’arrête, n’osant faire un pas, ne trouvant pas un mot. Mais Annibal est superbe :

— Entrez, monsieur, dit-il ; voilà votre fiancée.

— Oh ! Manon, quel bonheur !… s’écrie enfin le jeune homme courant à Manon qui défaille, et la soutenant dans ses bras.

Devant eux Annibal, très raide, cache Scipion qui est tombé assis sur une chaise.

Marcel croit rêver ; jamais il n’aurait osé espérer que Manon fût aussi délicieusement belle. Sa robe flottante où s’accrochent les violettes, son front couronné, toute cette poésie qui chante la jeunesse, le printemps et l’amour le transporte. Il dit des