Page:Peyrebrune - Les Freres Colombe.djvu/61

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vareuse élégante, Scipion en veston court et faisant la cuisine sans tablier.

On avait installé des jardinières toujours fleuries dans les quatre coins de la salle à manger tout égayée déjà par les porcelaines coloriées de Manon. Il semblait qu’un printemps eût soufflé tout à coup sur le vieux ménage des frères Colombe, balayant de sa tiède haleine les toiles grises des années, ces arraignées infatigables. Tout rajeunissait, tout reverdissait ; les vieux meubles s’en allaient, chassés par des nouveautés fraîches et gaies ; les tentures fleuries de roses s’accrochaient aux murs ; on marchait sur des tapis. Tout rayonnait au soleil de la beauté blonde de Manon épanouie. D’un geste de son doigt de déesse, elle avait accompli, comme dans la féerie, le changement du décor qui ne lui plaisait plus.

Tant que ces transformations s’accomplirent, elle fut charmée, occupée, satisfaite ; mais après ? Manon revenait toujours à s’ennuyer.

Puis son ennui devint poétique. Elle chanta des morceaux dramatiques terribles qui faisaient fondre en larmes les deux frères bouleversés. Les adieux de Lucie leur crevaient le cœur ; le grand air de Marguerite dans la prison les rendait malades, encore qu’il fût chanté comme par une serinette, Manon manquant des cordes vocales nécessaires à ces grandes exécutions. Mais elle exprimait, et cela suffisait à faire souffrir horriblement les frères Colombe. Ensuite elle voulut déclamer et la maison s’emplit de volumes de vers. Elle apprenait par cœur, dans la journée, de grandes tirades qu’elle leur débitait le soir, debout dans un angle, avec des gestes faux et des intonations douteuses. Mais jamais Rachel ne fut tant admirée que Manon tragédienne ne le fut par son naïf auditoire.

— Elle réussirait partout, murmurait Scipion. Ah ! si on l’entendait !

Mais on bourrait le dessous des portes afin que personne n’entendît Manon, afin que nul ne convoitât ce trésor.