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Les frères Colombe y perdaient un peu de leur raison à écouter Manon imitant les chanteuses légères avec une perfection inquiétante, souligner les mots à effet et traîner les vocables amoureux sur des points d’orgue qui n’en finissaient plus.

Ils trouvaient cela charmant et terrible : ils en avaient le cœur retourné, attendri, en même temps qu’une inquiétude les poignait à leur faire mal. Cette Manon qui s’exprimait comme une femme maintenant, leur apparaissait sous un jour nouveau, presque inattendu et cruel. Ces mots d’amour criés passionnément à travers ce ménage chaste et paisible y réveillaient comme un vent d’orage dont le souffle les suffoquait.

Le soir, quand Manon fut couchée, les frères Colombe se retirèrent dans la chambre sanctuaire du frère aîné pour délibérer sur ce cas ; mais ils furent obligés de se quitter sans s’être rien dit, embarrassés, émus, avec un besoin de se retrouver seuls, chacun avec ses pensées. Et d’un accord tacite ils ne s’en parlèrent point le lendemain, ni les jours suivants : mais un peu de leur gaieté, de leur joie, était partie.