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tenant par un attrait inconnu qui les attachait encore plus passionnément à elle.

Pour les achever, Manon, après quinze ans passés, fit une maladie. Ils faillirent la perdre, et leur douleur fut presque aussi cruelle que s’ils l’avaient perdue. Pendant les heures de l’anxiété suprême, leur raison manqua de s’effondrer, comme si le fil qui la retenait s’était subitement rompu. Cette pensée qu’ils pourraient ne plus voir Manon aller et venir, rire et chanter, là, autour d’eux, leur donnait une sensation de cécité, comme si tout devenait noir, comme si quelque néant allait les prendre, comme s’ils allaient rouler au fond d’un abîme, les membres mous, rompus, le cœur vide.

Ils souffrirent donc horriblement, autant l’un que l’autre : Annibal muet, les dents serrées, attaché au pied du lit, n’en bougeant ni le jour ni la nuit, et si sombre qu’on s’attendait à le voir suivre Manon si Manon trépassait. Scipion, fou, courait, criait, vociférait en répétant avec une naïveté navrante, une obstination enfantine, et pleurant à sanglots, que Manon ferait comme Mamette, qu’elle lui mourrait dans les bras.

Cependant Manon guérit ; elle échappa à l’odieuse petite vérole sans qu’il en restât d’autre trace sur son joli visage qu’un petit trou au coin de la bouche, mignon comme une fossette et qui lui fut comme un attrait de plus. Même elle devint superbe, florissante, avec un regain de santé qui la faisait plus bruyante et plus gaie, dans un éclatant épanouissement de vie et de beauté.