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Le jour de ses quinze ans, tandis qu’Annibal la promenait dans Paris, Scipion faisait installer un piano dans la salle à manger. Il l’orna de fleurs, en alluma les bougies. Et lorsque Manon rentra, il y eut une grosse émotion dans le ménage, car elle faillit s’évanouir de surprise et de joie.

Et puis commença un tapage auquel les frères Colombe eurent d’abord quelque mal à s’habituer ; mais l’habitude vint, car Manon s’amusait, Manon était heureuse. Manon chantait, en tapant faux : mais sa voix était juste et douce et gaie, comme un gazouillement éperdu de rossignol un soir d’été. Et les frères Colombe, silencieux et charmés, oubliaient les heures dans le ravissement de leur extase, la mine béate, les mains croisées, tournant les pouces, écoutant rossignoler Manon qui jouait faux et tapait fort.

La date était passée maintenant du jour qu’ils avaient fixé pour leur libération du travail quotidien. Mais ils n’y songeaient plus, ou du moins ils n’en parlaient jamais. Chaque matin, ils partaient vaillamment, soutenus par ce divin courage du labeur qui gagne le pain des êtres chers qu’on laisse au logis. Jamais ils n’avaient travaillé de meilleur cœur, jamais ils n’avaient reçu avec plus de joie leur salaire mensuel. Autrefois ils travaillaient pour eux ; maintenant ils travaillaient pour elle. Autrefois ils épluchaient leurs comptes pour entasser leurs économies ; maintenant ils devenaient durs et âpres pour eux, économisant sur tout pour faire la part de Manon plus large. Et c’étaient eux qui se trouvaient ses obligés, tant sa venue dans la maison avait apporté d’ensoleillement et de joie. Leur cœur vide s’était peuplé : leur esprit sans pensée s’était réveillé ; leur vie sans plaisir s’était subitement remplie de jouissances délicates, exquises. Tous les besoins engourdis, mais inapaisés de leur être aimant s’étaient enfin assouvis dans leur dévouement à ce petit être charmeur qui les avait pris par toutes ses séductions de faiblesse, d’enfance, de grâce, de beauté, et main-