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terre. Cela mit une gaieté folle dans cette débandade d’atelier, Scipion courant après un dé, et Annibal, prosterné, ramassant gravement les aiguilles éparpillées. Manon riait du haut de sa tête, en petite fille des champs qui n’a pas encore perdu la franche expansion de ses joies. Et c’était comme un ressouvenir de leur jeunesse qui bruissait aux oreilles des frères Colombe comme une ondée refraîchissante qui leur tombait dans l’âme où commençait à croitre et germer un bonheur inconnu

Cette journée leur fut radieuse. L’intimité ne devait pas être longue à venir entre ces trois cœurs candides : un égal enfantillage les rapprochait. Mais la camaraderie ne se dessina bien qu’avec Scipion. Il bavardait sans cesse avec Manon, il s’occupait de son ouvrage et lui donnait des conseils. Même il tenait l’étoffe tendue pendant qu’elle coupait, d’un petit air crâne et entendu, les morceaux qui devaient composer son corsage. Quand elle l’eut épinglé sur elle, elle se montra, très fière, et Scipion se piqua héroïquement les doigts pour indiquer une pince à l’épaule et une retouche dans le dos.

Annibal se sentait un peu triste, sans qu’il sût pourquoi. Cependant il demeurait là, à s’emplir les yeux du spectacle charmant de Manon assise près de la fenêtre, ses petits pieds bien chauds juchés sur la chaufferette que Scipion tenait toujours garnie, perdue jusqu’au cou dans le fichu de laine tout neuf, d’un joli gris de tourterelle et d’où sa tête ensoleillée sortait comme d’un nid de plumes.

Elle était si contente, Manon, qu’elle était toute rosée, les yeux brillants, éclatante dans la clarté des vitres claires, sur le fond de neige des toits voisins.

Et Annibal songeait. Où serait-elle à cette heure, par ce froid, déguenillée, affamée, si on ne l’avait pas recueillie ? Misérable en un coin, sinon emprisonnée, jetée à l’infamie, ou bien morte peut-être ! Quel crime social que ces abandons d’êtres fragiles, innocents, si beaux, d’une promesse de vie si rayonnante, de ces petites merveilles de grâce, de sentiment,