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une parente, une orpheline arrivée de leur pays hier au soir et confiée à leurs soins…

— Nous la gardons, décidément ? demanda Annibal sérieux.

— Dame ! qu’en veux-tu faire ? la jeter dans la rue ?

— Je ne dis pas.

— Eh bien ! puisqu’elle est toute seule dans le monde et que le hasard…

— Ou Dieu…

— … l’a jetée dans nos bras, gardons-la.

— Gardons-la, conclut Annibal avec un soupir de soulagement.

Manon loquetait sa porte ; on devinait qu’elle n’osait pas entrer, Scipion courut, et la petite, toute rougissante, s’arrêta sur le seuil.

Elle avait peigné très fort ses beaux cheveux rudes pour les aplatir en deux petits bandeaux virginals, très propres autour de son visage maigre, mais frais comme une rose de mai, et elle tiraillait sur ses épaules un méchant fichu de laine noire troué qui la laissait grelottante. Elle murmura : « Bonjour, messieurs, » bien timide et honteuse et un peu effrayée aussi, les yeux baissés, détournant le front.

Les frères Colombe avaient mal vu, la veille au soir, le visage de Manon, qui s’était effacé dans leurs rêves ; c’était comme une nouvelle apparition, car la petite fille leur paraissait plus grande, plus sérieuse et plus étrangement jolie avec sa coiffure de petite femme et ses airs doucement effarouchés. Scipion l’avait prise par la main et il l’amena près de la table où il y avait trois chaises et trois couverts, avec, au milieu, le lait fumant et le café qui embaumait.

Elle s’assit sur le bord de son siège, tenant ses mains croisées, le front bas. Elle aussi avait beaucoup pensé dans la nuit quand elle s’était réveillée, surprise d’abord, ne sachant pas où elle était, mais se souvenant tout à coup et prise d’une vague angoisse. Où était-elle tombée ? dans quelles mains ? Quels étaient ces hommes qui paraissaient si bons, cette maison où il n’y avait pas