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IV


Ce jour du numéro quatre cent quarante-trois étant un samedi, les frères Colombe, après leur dîner, s’habillèrent soigneusement, afin de se rendre à l’invitation de leur chef de bureau, qui les avait priés de venir prendre, le thé.

Ils acceptaient une fois l’an cette corvée administrative, et, plusieurs semaines auparavant, ils en parlaient avec la répugnance de deux paysans forcés à des attitudes mondaines, obligés de saluer et de sourire à la petite poupée éventée qui représentait la femme de leur chef et de boire jusqu’à la lie la tasse de liqueur fade qu’elle leur offrait avec des grâces provocantes. La lumière éclatant sur les femmes, les fleurs et les tentures gaies, les gênait ; la musique trop savante leur donnait régulièrement la migraine ; la chaleur les congestionnait. Quand ils sortaient, les derniers, n’osant pas partir à l’anglaise (mode impolie selon leur formulaire), ils avaient un échange de regards dont le ravissement expressif les dispensait de parler.

Aussi devenaient-ils généralement moroses et aussi grincheux que leur belle nature pacifique pouvait le permettre, à l’approche de cet événement annuel.

Donc, ce soir, ils descendaient l’escalier en se poussant les doigts dans la peau neuve et ferme de leurs gants, les coudes écartés, l’effort rude. Ils traversèrent la cour mal éclairée, tapèrent à la vitre embuée du concierge, avec le « Cordon, s’il vous plaît, » qu’ils accentuaient sans diminutif et le ton grave.

Tandis que la porte s’entre-bâillait, Annibal dit :

— Je crois qu’il pleut.

— Il pleut, répondit Scipion : il faut attendre qu’il passe une voiture vide.

L’autre reprit :