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III


Le temps passa ; les années vinrent qui apportèrent avec elles leur tristesse accoutumée et cette résignation bête à la vie qui fait qu’on tournerait éternellement la meule, comme un cheval aveugle, si l’usure ne fauchait tout à coup les jambes du tourneur.

La figure poupine de Scipion s’était allongée, émaciée ; ses besoins de cœur s’étaient peu à peu endormis dans le calme de son existence monotone et le crépuscule de sa jeunesse prête à mourir.

Maintenant les frères Colombe, presque aussi graves l’un que l’autre, n’avaient plus qu’un intérêt dans leur vie : celui d’attendre, d’espérer le moment fortuné où ils reprendraient leur vol vers le colombier désert. Leurs épargnes grossissaient : encore quelques années, et ils seraient libres ; ils redeviendraient paysans, avec la blouse et les sabots et le chapeau noir dans un coin de l’armoire, pour assister à la messe du dimanche sur le banc du chœur qui portait gravé dans le bois, depuis des siècles : « Famille du Moustiers. »

Afin d’atteindre plus vite à ce but, ils avaient, d’un commun accord, alloué à leur épargne la dernière augmentation du traitement d’Annibal, passé sous-chef à quatre mille huit cents francs.

Cependant, sur les instances de Scipion, qui conservait toujours une féminité de goûts luxueux et portés à la dépense, quelques embellissements avaient été accomplis dans le ménage : on avait couvert d’un tapis le parquet de la chambre d’Annibal, et deux fauteuils maintenant, au lieu d’un, étalaient le rouge éclatant de leur velours frappé aux deux côtés de la cheminée. Cette chambre était le salon et le sanctuaire. Le chef de famille dormait là, parmi les reliques touchantes, les portraits du père