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II


Depuis dix ans qu’ils vivaient ensemble de cette vie simple et touchante, une seule fois la question de mariage s’était élevée entre eux, et elle avait été bizarrement tranchée.

— Moi, je suis trop vieux maintenant, avait déclaré Annibal ; toi, petit, tu es trop jeune (Scipion avait alors trente-cinq ans). Quand nous serons rentrés au Moustiers, tu chercheras une femme, simple et bonne comme était notre mère. D’ici là, motus, et point d’amourettes ; ça nuirait au magot…, au retour.

— Trop jeune ! avait balbutié Scipion rêveur.

Mais Annibal avait parlé, et il ne fut plus question de femme dans le ménage des frères Colombe.

Cependant l’âme tendre de Scipion s’oubliait parfois en des vagabondages chimériques. Il lui prenait des velléités de passion, des besoins d’extase qui le travaillaient, au renouveau surtout, et lui occasionnaient des langueurs qu’il n’osait avouer ; et la tendresse anxieuse d’Annibal soignait ces symptômes morbides avec de la rhubarbe, des toniques, des jus de viande que Scipion avalait sans conviction, par bonté d’âme, le cœur silencieusement navré.

C’est à l’une de ces heures cruelles qu’un innocent bonheur, lequel devait, comme presque tous les bonheurs, se changer en souffrance, tomba dans la vie de Scipion. Un soir qu’il allait aux provisions pour le dîner, il aperçut au coin du quai un misérable chien maigre, écorché, saignant, que des gamins repoussaient à coups de pierres vers la berge, pour le faire se noyer lui-même en reculant éperdu sous les coups. Scipion intervint ; les gamins le huèrent, et l’un d’eux, fanfaron, lança son pied en plein flanc de la malheureuse bête, qui s’abattit hurlante.