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de laine sans semelle. Il descendait aux provisions et remontait chargé comme une abeille, toujours content ; ses yeux bleu-clair à fleur de tête, sa large face piquée irrégulièrement de bouquets de poils roux, son nez camus, lui donnaient l’air d’un bon gros chien très doux.

Annibal était grave, avec une grosse moustache noire, les paupières longues sur ses yeux bruns qu’il s’efforçait de rendre farouches pour mieux marquer son autorité.

Chaque mois, Scipion donnait son argent, et le frère aîné faisait les parts ; tant pour le ménage, tant pour le magot ; le reste passait en argent de poche. Cet argent-là finissait toujours par revenir au magot, le mois suivant, excepté les pièces que Scipion dérobait à la surveillance de son frère pour lui faire, en cachette une surprise le jour de sa fête. Et chaque fois, Annibal s’étonnait, très ému, comme s’il ne s’était douté de rien, ce qui donnait à Scipion une joie immodérée.

Quant au magot, c’était la grande affaire. À eux deux, les frères Colombe gagnaient maintenant cinq mille francs par an, et il s’agissait d’amasser, dans les dix années qui suivraient, une somme assez ronde pour leur permettre de retourner vivre de leur revenu en province, aux champs, dans la maison paternelle. Et l’on se serrait, l’on comptait, l’on acceptait toutes les privations pour arriver à ce but.

Annibal inscrivait la dépense chaque soir, afin de contrôler les prodigalités de Scipion, esprit aventureux et enclin aux dépenses inutiles. Ainsi il lui arrivait parfois d’avoir à confesser un bouquet de violettes de deux sous dont le parfum nouveau, par quelque matinée de printemps, l’avait tenté outre mesure. Et Annibal, doucement, l’accusait de manger son blé en herbe : ils en auraient, des violettes, et fraîches et embaumées, et qui ne leur coûteraient pas deux sous, quand ils seraient dans leur petit jardinet du Moustiers !

— Bien vrai, répondait Scipion confus ; mais que veux-tu ? ç’a été plus fort que moi. Et puis, la bouquetière était gentille…