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I


Les partages faits, et Cornélie, en excellente mère qu’elle était, ayant poussé les vieux à l’avantager en l’honneur des petits, les deux frères Colombe demeurèrent propriétaires de la maison du Moustiers, tout net, avec un jardinet autour, sans un pré, sans une vigne, sans un champ. Tel quel, ils s’entêtèrent à garder l’antique berceau qui ne leur rapportait rien qu’une location de quelques centaines de francs ; mais la pensée qu’ils reviendraient là, un jour, adoucissait leur exil. Car c’est en exilés qu’ils habitaient Paris. Ils avaient emporté avec eux la candeur des champs, l’innocence de leur éducation mi-partie paysanne et bourgeoise, les vieux principes des anciens, l’inélégance et la rusticité des manières, avec une façon de vivre sobre, correcte, étroite, prudhommesque et sentencieuse, qui était en arrière d’un bon siècle au moins sur les mœurs du jour. Ils n’en souffraient point, s’étant garés de tout contact social ; et, sans cesse face à face l’un de l’autre, ils ne s’étaient jamais aperçus qu’ils différaient du reste du monde. D’ailleurs ils s’aimaient. Scipion, moins âgé que son frère de six années, le traitait avec respect et soumission ; Annibal, pénétré de la gravité de son rôle de frère aîné, morigénait, avec une autorité douce, ce gamin de trente-neuf ans qui ne répliquait pas. Et chacun gardait sa place.

Ils habitaient depuis bientôt dix ans dans un des coins les plus tranquilles du vieux Paris, quai de Béthune, tout en haut, près des toits, un appartement composé de trois pièces assez vastes, ayant vue sur la Seine.

Scipion faisait le ménage. Il se levait le premier, allumait le feu, préparait le déjeuner en balayant et époussetant la maison, alerte et adroit comme une femme, silencieux dans ses chaussons