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Puis un déluge de mots :

— Ingrate, oublieuse, mauvais cœur !…

— Toi !… toi !… répétais-je, tandis qu’une multitude de souvenirs me revenaient, m’agitant d’émotions très diverses.

Et je ne trouvais rien à dire : je pensais à la fois à tant de choses ! Mais elle ne perdait pas pied. En dépit des années nous étions restées les mêmes, comme effigie morale. Elle reprenait, d’autorité naturelle, presque de droit, son attitude supérieure et maîtresse, vis-à-vis de moi, son aînée de deux ans, pourtant !

Elle me dominait de toutes ses forces virtuelles. Le côté terrible de ma vie est tout entier dans cette anomalie : je ne suis pas une indépendante, et je vis et dois vivre comme si je l’étais. Rien n’est plus facile que de m’asservir ; mes vouloirs sont inertes en présence d’une autre volonté bien déterminée. Je n’ai jamais montré quelque courage à me défendre d’une domination que lorsque je me suis trouvée en péril moral. C’est alors une défense d’instinct, le clapotage éperdu d’une bête que l’on veut noyer et qui résiste. Sauf ce péril, je ne me gare qu’à la façon des tortues qui rentrent les pattes et la tête dans leur carapace et font les mortes.

C’est bien ainsi que nous nous retrouvions, Louise et moi ; elle grande, souple, forte, d’aplomb, bien en selle, tenant sous elle la vie, comme une monture frémissante mais domptée, qu’elle menait à son bon plaisir ; moi, petite, timide, aux poses toujours lassées, ployée, par prédestination, à une existence de servitude, sous le pesant fardeau des devoirs, des douleurs, dont cette même vie, impitoyablement, m’accablait. « Ils sont nés pour ça », dit-on des gens qu’une for-