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de son joug âpre et féroce. Malheureux ! à quoi m’ont servi le génie clairvoyant et altier, et les autres dons que m’a faits le ciel, que je m’en vais changeant de cheveux, et ne peux changer ma volonté obstinée ? Il m’a tellement dépouillé de toute liberté, ce cruel que j’accuse, qu’il m’a changé la vie amère en douce habitude.

« Il m’a fait chercher les pays déserts, les bêtes sauvages et les larrons rapaces, les fourrés pleins d’épines, les gens cruels et les coutumes barbares, et toutes les erreurs qui entravent les voyageurs : monts, vallées, marais, et mers et fleuves ; mille lacets de tous côtés tendus ; et l’hiver en des mois inaccoutumés ; tout cela au milieu de fatigues et de périls toujours présents. Et ni celui-ci, ni mon autre ennemie que je fuyais, ne me laissaient seul un instant. Donc, si je n’ai pas, avant le temps, été atteint par une mort acerbe et cruelle, c’est que la pitié céleste a pris soin de mon salut, et non pas ce tyran qui se repaît de mon deuil et de mes maux.

« Depuis que je suis devenu sien, je n’ai pas eu une heure tranquille, et je n’espère pas en avoir ; et mes nuits ont banni le sommeil, et je ne peux plus, ni par herbes, ni par enchantements, le leur ramener. Par ruse et par force, il est devenu maître de mes esprits ; et depuis, il n’a pas sonné de cloche, en quelque endroit que ce soit, que je ne l’entendisse. Il sait que je dis vrai, car jamais ver n’a rongé un vieux bois, comme celui-ci a rongé mon cœur où il a fait son nid, et qu’il défie à mort. De là naissent les larmes et les tourments, les paroles et les soupirs dont je finis par me fatiguer et peut-être aussi autrui. Juge, toi qui me connais ainsi que lui. — »