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quand je sentis les pieds sur lesquels je m’étais jusque-là tenu debout, avec lesquels j’avais marché et couru — selon que chaque membre obéit à l’âme — devenir deux racines sur les ondes non du Pénée, mais d’un fleuve plus impétueux ; mes deux bras se changer en deux rameaux ! Je n’en suis pas moins glacé d’effroi en me souvenant comment je fus ensuite couvert de plumes blanches, alors que je vis mon espoir qui était monté trop haut, foudroyé et tomber mort. Et ne sachant où et quand le retrouver, je restai seul et tout en pleurs là où il me fut enlevé, cherchant jour et nuit deçà delà et jusqu’au milieu des ondes. Et à partir de ce jour jamais, tant qu’elle le put, ma langue ne cessa de se lamenter sur sa perte douloureuse ; d’où je pris la blancheur et la voix d’un cygne.

Ainsi j’allai le long des rives aimées ; car, dans mon désir de parler, je chantais sans cesse, clamant merci d’une voix étrange. Et jamais je ne sus faire résonner les amoureuses plaintes en chants assez doux et assez suaves pour amolir ce cœur âpre et féroce. Combien ce me fut dur à sentir, puisque le seul souvenir m’en est cuisant ! Mais il faut que je dise, sur ma douce et cruelle ennemie, bien plus de choses encore que ce que je viens de dire, bien que ces choses soient telles qu’elles surpassent tout ce qu’on peut entendre. Celle-ci, qui avec son regard dérobe les âmes, m’ouvrit la poitrine et me prit le cœur avec la main, en me disant : ne parle point de cela. Puis je la revis seule, sous un nouvel aspect, et telle que je ne l’avais point connue (ô sens humain !) je lui dis au contraire la vérité, plein de peur ; et elle, reprenant aussitôt son air habituel, me changea hélas ! d’homme